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s’écria d’un air de dépit en s’adressant au vieillard : — Ne t’avais-je pas dit de ne pas parler de ces choses-là à ma maîtresse ? Les chrétiens d’Occident ne se prêtent pas à de pareils arrangemens, et vous n’obtiendrez rien. — Ces paroles m’ayant éclairée, j’assurai le vénérable qu’il perdait son temps, et qu’autant valait me demander du poison; mais j’eus toutes les peines du monde à m’en débarrasser. Il en revenait toujours à son grand argument que son gendre était parti pour l’armée, et il m’affirma d’ailleurs que la résolution de sa fille était connue et approuvée de son mari. Fort heureusement pour lui et peut-être pour moi, l’excellent père ne comprit pas un mot de mon petit discours; aussi me quitta-t-il en me donnant sa bénédiction, en m’assurant de sa tendre amitié, et en me priant de réfléchir à la demande qu’il venait de m’adresser. Ces transactions-là ont lieu tous les jours et ne choquent la conscience de personne.

Si les mères n’éprouvent pas de véritable tendresse pour leurs enfans, ceux-ci en prennent fort peu de souci. Les garçons considèrent leurs mères comme des servantes; ils leur donnent des ordres, leur adressent des reproches au sujet de leur paresse ou de leur négligence, et je ne sais s’ils se bornent toujours à des paroles. Quant à la pudeur, à cette virginale parure du premier âge, elle n’existe ni pour les enfans ni pour ceux qui les entourent; toutes ces femmes s’habillent, se déshabillent devant leurs plus jeunes fils; les propos les plus libres sont tenus en leur présence. Les enfans méprisent leurs mères, et cette vie commune, qui leur fait perdre le respect des parens, leur communique souvent les tristes passions qui les animent. La rivalité de pouvoir qui agite les mères est une source d’animosité, d’envie, de dépit, d’orgueil et de colère pour les enfans. — Ma mère est plus belle ! elle est plus riche ! plus jeune! elle est née à Constantinople ! — Voilà de quoi se vantent ces enfans lorsqu’ils veulent humilier ceux qu’ils appellent frères!

Un homme ayant les idées et les affections d’un chrétien serait fort à plaindre au sein d’une semblable famille; mais il ne serait pas exposé à s’y trouver. Le Turc qui n’est jamais sorti de sa province, qui ne connaît d’autre société que la société fondée sur les institutions musulmanes, qui tient comme article de foi que rien n’est beau ni bon dans ce monde que son pays, ses lois et ses usages, qui regarde tous les hommes d’une autre religion que la sienne comme des animaux immondes; — le Turc de la classe moyenne se plaît dans la corruption qui l’entoure; il n’aime fortement personne. Il n’est violent et cruel d’ailleurs que d’une façon négative. Pourvu que ses repas soient prêts à l’heure requise, il ne demande rien de plus à la Divinité. Ses enfans lui sont chers; mais s’ils meurent, il ne songe qu’à combler le vide causé par leur perte. Ses femmes