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fraternelle se métamorphosa définitivement en un sentiment plus passionné. Hans était jeune et pauvre, mais, impatient comme tous les amoureux, il ne voulut pas attendre pour se marier que sa réputation fût faite. Il connaissait le vieux proverbe : Entre la coupe et les lèvres il y a de la place pour un malheur ; et lorsqu’il dut partir pour son dernier voyage à Rome, il posa à Katrina la grande question du mariage. Katrina le renvoya en rougissant à sa mère ; la mère, après avoir consulté son mari, en obtint cette réponse : « Puisque les deux enfans veulent à toute force faire cette sottise, je ne vois pas de quel droit nous vieux radoteurs les en empêcherions. Nous n’avons pas d’autre enfant que Katrina ; Hans est bien pauvre, mais il est bon travailleur et fera son chemin. Qu’ils restent donc tous deux avec nous ! la maison est assez grande, et qu’il soit fait selon leur volonté ! »

Ainsi l’amour de Hans Janssen et de Katrina Fernsen ne fut en aucune manière caractérisé par ces hauts et ces bas habituels, ces espérances radieuses et ces funèbres pressentimens qui, selon le vieux proverbe, forment l’histoire du véritable amour. Ils se marièrent, et pendant quelques mois leur bonheur fut complet. Hans termina ses études à Rome, et revint à Copenhague, où les commandes affluèrent à son atelier. Il étudiait beaucoup. Il peignait des portraits et des paysages pour augmenter autant que possible son revenu, mais ce n’était point sur ces œuvres à demi mercantiles qu’il voulait fonder sa future renommée. Non, il passait la plus grande partie de ses journées dans un atelier où personne n’était admis à entrer, pas même Katrina. Un jour pourtant ce bonheur s’éclipsa. La guerre désolait l’Europe, et la capitale du Danemark souffrit comme toutes les autres grandes cités des maux qu’elle entraîne après elle. La maison Fernsen fut ruinée, et ses membres se virent réduits, d’une condition semi-opulente, à une quasi-mendicité. Le père et la mère moururent bientôt de douleur, de vieillesse et de privations, et Hans et Katrina se trouvèrent seuls dans le monde. Le temps était mauvais pour les arts ; les riches n’avaient que faire de portraits et de paysages, le grand tableau que Hans avait sur le chevalet était inachevé, et d’ailleurs l’artiste aurait plutôt consenti à mourir qu’à vendre pour de l’argent seulement l’œuvre de son génie.

La pauvreté croissait de jour en jour, un enfant était venu ajouter aux besoins de la famille, et les commandes n’arrivaient pas. Enfin Janssen prit une grande résolution. Il est inutile, dit-il à sa femme, de rester plus longtemps en Danemark. Il y a, au-delà de l’Atlantique, un pays où nos amis allemands émigrent par milliers et dont ils nous écrivent de bonnes nouvelles. C’est l’Amérique, ma Katrina. Allons-y ; peut-être y rencontrerons-nous une meilleure fortune, je