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des mortels à sa longue robe rouge et au parasol également rouge qu’un esclave tient constamment ouvert sur la tête de sa majesté. — Quelles sont les attributions de ce monarque ? — Aucune. — Ses revenus ? — Il n’en a pas. — Son pouvoir ? — Nul. — Que font ses sujets ? — Rien. — Comment et de quoi vivent-ils ? — Des légumes et des fruits qui poussent presque sans culture autour de leurs huttes en osier. — Telles sont les questions que j’adressai à mon guide et les réponses que je reçus. A quoi songeait donc Ibrahim-Pacha, lorsqu’il se fit suivre par cette population jusque sur les frontières de la Syrie, et qu’il l’y déposa pour y croître et y multiplier ? Croître et multiplier forme un programme bien simple et peu ambitieux; tel qu’il est cependant, les fellahs d’Adana ne l’ont pas mis à exécution, car leur nombre diminue de jour en jour. Le climat ne leur convient pas, et ils sont tristes. Pour des gens accoutumés depuis leur plus tendre enfance aux brûlantes caresses du soleil d’Afrique, un léger vent d’est est une calamité.

Quant aux autres fellahs de la Syrie, dont j’ai vu depuis un assez grand nombre, rien ne les distingue des indigènes, sauf leurs vêtemens et leurs turbans entièrement blancs. On ignore leur origine; mais leur établissement le long des côtes de Syrie remonte probablement à une époque fort éloignée. Il ne faut pas se demander pourquoi le temps n’a pas affaibli la défiance qui isole cette race des autres populations de l’Orient. La ténacité de sentimens et de préjugés chez les Orientaux dépasse tout ce qu’on peut imaginer. Je suppose que les fellahs ne savent guère pourquoi ils détestent et méprisent les Turcs et les Arabes, pas plus que ceux-ci ne savent pourquoi ils ont les fellahs en exécration, ce qui n’empêche ni les uns ni les autres de se souhaiter mutuellement les plus grands maux, et de se nuire quand ils le peuvent impunément. Presque toute la terre cultivée dans les parties de la Syrie habitées par les fellahs appartient à ceux-ci ou est prise à bail par eux, tandis que les indigènes chassent sur les grandes routes et courent à la poursuite des caravanes. Comme cela arrive dans les sociétés à demi barbares, le travail est peu honoré en Asie, et les fainéans, voire les voleurs, regardent les artisans et les laboureurs du haut de leur noblesse. Les arts et métiers sont l’apanage des Grecs et des Arméniens, et l’agriculture est réservée aux fellahs. Quoique pauvres et ignorans, méprisés et haineux, ils ont l’air grave, doux et mélancolique, et j’ai peine à les croire aussi féroces, aussi perfides qu’on les dépeint. Leur religion est un mystère, et, à vrai dire, l’intolérance musulmane a contraint toutes les nations non mahométanes à pratiquer leurs rites en secret. Les chrétiens seuls ont osé proclamer hautement leurs croyances à la face des mahométans; aussi ont-ils souffert les persécutions et le