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mais il a ses greniers, — grands trous creusés dans la terre et remplis de blé reçu en échange des produits de ses troupeaux; — il a ses troupeaux mêmes, qui lui fournissent tout ce dont il a besoin. Avec ces ressources, les greniers et les troupeaux, le riche a une famille et un grand nombre de serviteurs à entretenir; il a une tente ouverte au voyageur ou à l’ami qui se présente, et qui trouve une table toujours prête, si l’on peut donner ce nom à un plateau en étain pliant sous le faix d’agneaux ou de chevreaux rôtis tout entiers et bourrés de raisins secs ou de riz. Voilà ce qu’on appelle en Orient un grand propriétaire, un riche seigneur; mais que la clavelée attaque les troupeaux de ce puissant personnage, qu’une rivière déborde dans ses greniers, que deviendra-t-il ? Absolument ce que devint le vieux Job, car il ne lui reste que la terre; or dans ce pays la terre n’a aucune valeur. Je ne doute pas qu’il n’y ait à cette heure plus d’un Job en Orient, et si bien des siècles nous séparent des types bibliques, on peut dire que les grandes familles arabes, auxquelles ces types appartiennent, ont gardé au fond leur physionomie intacte, qu’aucune des métamorphoses communes aux autres peuples ne s’est produite parmi elles.

J’observais avec une attention sympathique les mœurs orientales telles qu’elles s’offraient à moi depuis mon arrivée à Adana, lorsqu’un docteur piémontais, établi en Orient depuis plusieurs années et possesseur d’une fort belle collection d’antiquités, M. Orta, me proposa d’aller visiter un village fellah situé presque aux portes de la ville. Je demeurai stupéfaite, car je croyais qu’on ne rencontre de fellahs qu’en Afrique et le long des bords du Nil. Le docteur Orta, me voyant ainsi désorientée, vint au secours de mon érudition en défaut : il m’assura que ces fellahs venaient en effet de l’Égypte, d’où ils avaient été emmenés par Ibrahim-Pacha. Mais je n’étais pas au bout de mes surprises. A peine avais-je concilié l’existence des fellahs du docteur au pied du Taurus avec les notions que j’avais puisées sur leur compte dans une multitude d’excellens livres, qu’un autre habitant d’Adana m’affirma que plusieurs millions de fellahs indigènes de Syrie habitaient tout le littoral, depuis Tarsus jusqu’aux environs de Beyrouth, et quelques-unes des montagnes qui du littoral s’étendent dans l’intérieur des terres. Qu’étaient-ce que les quelques fellahs du docteur auprès de cette phalange de fellahs disséminés sur une grande portion de la Syrie, en dépit de tous les voyageurs qui les placent en Égypte ? Le fait est que les fellahs venus d’Égypte et les fellahs indigènes de Syrie ne se ressemblent guère : les premiers sont de véritables nègres logés dans de grands paniers d’osier où ils passent les jours et les nuits, obéissant à un chef de leur espèce qu’ils décorent du titre de roi, et qui se distingue du commun