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vue l’idée qu’elle devait réaliser : l’idée morale du travail n’a pas été son principe et son but, elle n’a eu en vue que la spéculation et la richesse, la jouissance et le luxe.

Que les classes moyennes y songent cependant : l’idéal de la société qu’elles ont fondée, beaucoup plus moral en principe que celui de la vieille société, leur impose bien plus de vertus et une bien plus grande responsabilité. En vérité, cet idéal exige tant de dévouement que, s’il était réalisé, la fortune devrait être considérée comme un dépôt dont chacun est responsable, et comme un budget particulier dont chacun doit compte à la société tout entière. Cette manière d’envisager la question n’est sans doute pas favorable aux instincts rapaces, au désir effréné de la richesse qui nous tourmente, mais elle est conforme aux principes de la révolution, et si on ne l’admet pas, il est impossible de s’appuyer sur ces principes. Nous devons tous nous considérer comme des fonctionnaires sur lesquels la société entière a des droits, quelque état que nous exercions, soit que nous relevions de l’état, ou que nous exercions une profession libre. Le travail est donc notre but principal et non pas la richesse, et ce que la société attend de nous tous, ce sont des services rendus et non pas des désirs personnels satisfaits. L’industrie n’est qu’un des moyens de réaliser cet idéal social, et elle ne peut être autre chose sans être un moyen d’anarchie. Elle doit donc être plus modeste qu’elle ne l’est et se faire servante au lieu de se croire reine, car elle n’exerce aucune fonction sociale. Quant à devenir le but suprême de l’homme sur la terre, jamais : le but de l’humanité n’est pas la richesse, mais la réalisation temporelle des idées morales que nous portons en nous, car le royaume de l’idéal et de la religion doit être de ce monde et doit s’y fonder dans la suite des siècles, ou sinon l’histoire est une fable qui n’a pas de sens, et j’accorderai alors bien volontiers que le luxe et la richesse sont le but de la société. Toutefois, jusqu’à ce que cette proposition soit prouvée, nous persistons à demander que la puissance de l’industrie soit partagée, qu’elle soit considérée comme un moyen et non comme un but, que ses représentans prennent la conviction qu’ils sont les représentans d’une idée morale et non d’un fait matériel, et que l’esprit public exerce sur cette puissance un contrôle assez énergique pour l’empêcher de prendre une expansion fatale. Les classes moyennes, dont elle est un des instrumens, ne sauveront la société moderne qu’à ces conditions, car l’humanité ne veut pas mourir et ne consentirait pas, en faveur de l’industrie et de ses machines, à tomber dans la décrépitude et l’esclavage moral. L’esprit qui mène le monde n’a point de ces lâchetés et sait refouler dans leurs limites les faits qui prennent une expansion trop monstrueuse, ou qui acquièrent une influence trop fatale.


ÉMILE MONTEGUT.