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l’industrie, je répondrai que dans l’état où nous sommes plongés, le dévouement à telle ou telle idée nous semblera toujours un grand bienfait, que l’important est d’en aimer une et d’en avoir une pour drapeau, et que le choix entre elles est d’un intérêt secondaire. Oui, nous en sommes arrivés à ce point que le dévouement à n’importe quelle idée morale serait un inestimable bienfait.

Il serait bien temps que l’homme eût d’autres préoccupations que des préoccupations matérielles. Nous sommes arrivés à la limite extrême que cette fièvre des intérêts ne peut dépasser sans danger pour la vie morale. Rien n’est encore perdu, rien n’est irréparable; mais un accès de plus, et la santé de nos âmes sera fort compromise. Les choses de l’esprit, objet pour les dernières générations d’un culte tout mondain qui les avait dégradées en les faisant servir à la satisfaction de l’ambition et surtout de la vanité, ont été durement punies de cette idolâtrie de nos devanciers. Avilies, méprisées, conspuées, il n’est aucune grossière jouissance qu’on ne leur préfère et aucun misérable intérêt qu’on ne fasse passer avant elles. Elles ne sont plus capables d’inspirer le moindre dévouement. Personne ne consentirait à rester pauvre pour elles, à sacrifier pour elles la fortune, le bonheur, la vie même, comme le faisaient jadis joyeusement tant d’hommes, dont tous n’étaient point illustres et dont beaucoup sont restés obscurs et ignorés. Je ne doute pas que s’il y’avait parmi nous une grande âme, elle ne consentît encore, malgré son temps, à fouler aux pieds tous les intérêts mondains; mais ce qui est malheureusement trop probable, elle ne trouverait plus parmi nous comme autrefois de défenseurs prêts à prendre sa cause en main et de disciples prêts à partager sa mauvaise fortune. Nous manquons de grands hommes, cela est vrai, et peut-être cela est-il un bonheur : au moins nous n’avons pas l’occasion de montrer jusqu’à quel point nous sommes devenus tièdes et sceptiques. Si nous avions des grands hommes, peut-être seraient-ils non-seulement combattus, mais, ce qui est plus terrible, abandonnés; nous les laisserions se morfondre dans l’isolement. A tout prendre, les forces d’énergie qui seraient en eux ne trouveraient pas leur emploi, et ils sortiraient de ce monde sans avoir trouvé l’occasion de laisser trace de leur passage sur la terre. Autrefois ces âmes dévouées qui étaient capables de mourir, s’il le fallait, pour une grande idée et pour son représentant, se nommaient légion ; la noblesse d’âme n’était pas une exception, elle était le partage de milliers d’hommes. On dit cependant que, grâce au progrès des lumières et de la richesse, le niveau de la moralité s’est élevé; j’en doute. Nous sommes mieux nourris, mieux vêtus, c’est possible, et partant nous avons une plus respectable apparence; mais l’âme s’est-elle fortifiée ?

Si nous passons des grandes choses aux petites, et des grandes