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Le critique Hoffmann fit un très spirituel article à propos de ce ministère que l’excentrique rêveur voulait composer de chimistes, de mécaniciens et de physiologistes; mais l’article de Hoffmann avait le défaut de tout ce qui est simplement spirituel, celui de voir le côté ridicule des choses sans en voir le côté durable. Le monde politique et par suite la société tout entière pensèrent comme le critique, et les folies de l’école qui sortit de Saint-Simon semblèrent donner raison à ces dédains. Certes Saint-Simon lui-même n’avait pas l’esprit parfaitement assis, mais quel malheur qu’il ne se soit pas trouvé un homme sage pour comprendre ce fou! Si, en tant que moyens de réforme sociale, ses idées étaient absurdes, elles étaient au moins un symptôme, un avertissement, et pouvaient être acceptées comme telles. Une des erreurs qui font faire le plus de bévues dans le monde, c’est de supposer qu’un fou se trompe nécessairement, et que la sagesse doit se trouver naturellement chez le sage. Il y a longtemps que le livre saint a déclaré que l’esprit soufflait où il voulait, et qu’il choisissait pour organe qui il lui plaisait.

Tout a donc contribué à favoriser les empiétemens de l’industrie : la nécessité d’un but nouveau pour l’activité humaine, la destruction radicale du passé par la révolution française, l’absence d’un principe moral généralement accepté et faisant loi, l’incurie, l’insouciance ou la routine des hommes politiques. Grâce à toutes ces causes réunies, l’industrie a grandi à la manière des bananiers de l’Inde, et pris possession de tout le terrain qu’on lui abandonnait. Maintenant cette domination omnipotente est-elle un bien ? est-elle un mal ? Je connais l’objection qu’on peut m’adresser. Vous déplorez que l’industrie, qui n’est qu’un fait, soit la base de la société actuelle; mais l’ancienne société n’avait-elle pas son origine dans un fait bien autrement brutal que l’industrie ? N’était-elle pas sortie de la conquête, et toutes ses gloires, tous ses arts doivent-ils nous faire oublier cette origine injuste ? Oui, l’ancienne société avait son origine dans la conquête, mais ce fait brutal fut combattu et vaincu par les principes moraux qui régnaient alors dans le monde. Au-dessus de lui, le christianisme établit sa domination et restreignit les droits que les vainqueurs auraient pu s’arroger sur les populations. Il se chargea de surveiller les conséquences de la conquête et d’empêcher qu’elle ne dégénérât en tyrannie. De la conquête elle-même sortit une aristocratie qui étendit sur les populations une protection barbare et grossière, mais préférable à l’absence de toute protection. Des obligations réciproques enchaînèrent le seigneur au vassal; l’obéissance donna au vassal certains droits, et le pouvoir imposa au seigneur certains devoirs. L’un et l’autre reconnaissaient un même principe moral, l’un et l’autre étaient unis par les liens de la religion. Au-dessus d’eux, la royauté exerçait sa surveillance, souvent