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Cette négociation dura plus d’une année. Le cardinal autorisa l’intendant de la maison de Chevreuse, Boispille, et l’abbé Dudorat, à se rendre en Angleterre pour mener à bien cette affaire délicate. Ils y mirent bien du temps, y prirent bien des peines ; plus d’une fois il leur fallut retourner de Londres à Paris et de Paris à Londres pour aplanir les difficultés qui s’élevaient. Le fil souvent rompu se renouait pour se rompre encore. Le cardinal et la duchesse désiraient fort sincèrement s’accommoder ; mais, se connaissant bien, ils voulaient prendre l’un envers l’autre des sûretés presque inconciliables. Quand on a sous les yeux les pièces diverses auxquelles a donné lieu cette longue négociation[1], on y reconnaît tout l’esprit et le caractère de Richelieu et de Mme de Chevreuse, les artifices habituels du cardinal avec sa hauteur mal dissimulée, la souplesse de la belle dame, son apparente soumission et ses précautions inflexibles. Successivement Richelieu se relâche davantage de sa rigueur accoutumée ; mais ses prétentions, perçant toujours sous la courtoisie la plus recherchée, avertissent Mme de Chevreuse de prendre garde à elle et de ne faire aucune faute devant un homme qui n’oubliait rien et qui pouvait tout. C’est un curieux spectacle de les voir, pendant plus d’une année, employer toutes les manœuvres de la plus fine diplomatie et épuiser les ressources d’une habileté consommée pour se persuader l’un l’autre et s’attirer vers le but commun qu’ils désirent tous les deux sans y parvenir et se pouvoir guérir de leurs réciproques et incurables défiances. Faisons connaître les traits principaux, les commencemens, le progrès, les péripéties et la fin inévitable de cette singulière correspondance.

Elle s’ouvre le 1er juin 1638 par une lettre de Mme de Chevreuse. La duchesse remercie le cardinal des assurances de bienveillance qu’on lui a données de sa part ; elle lui avoue que si l’année précédente elle s’est résolue à quitter la France, ça été par appréhension des soupçons qu’il paraissait nourrir envers elle ; elle a voulu laisser au temps le soin de les dissiper : « J’espère, lui dit-elle, que le malheur qui m’a contraint de sortir de France s’est lassé de me poursuivre Je serais très aise d’être tout à fait guérie des craintes que j’ai eues en reconnoissant que mes ennemis ne sont pas plus puissans que mon innocence[2]. » La lettre, en feignant de la confiance

  1. La Bibliothèque nationale possède deux manuscrits qui la contiennent toute entière : l’un, que le père Griffet a connu et mis à profit, est le tome II des Manuscrits de Colbert, affaires de France (ce ne sont que des copies, souvent assez défectueuse) ; l’autre, Supplément français, n° 4967, renferme, il est vrai, moins de pièces, mais originales, parmi lesquelles il y a plusieurs lettres autographes de Richelieu et de Mme de Chevreuse.
  2. Manuscrits de Colbert, t. II, fol. 6.