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dix ou douze cavaliers commandés par le marquis d’Antin, et il lui fallut s’écarter de sa route pour éviter d’être reconnue. Une autre fois, dans une vallée des Pyrénées, un gentilhomme qui l’avait vue à Paris lui dit qu’il la prendrait pour Mme de Chevreuse, si elle était vêtue d’une autre façon, — et le bel inconnu se tira d’affaire en répondant qu’étant parent de cette dame, il pouvait bien lui ressembler. Son courage et sa gaieté ne l’abandonnèrent pas un moment, et, pour peindre la vaillante amazone, on fit une chanson où elle disait à son écuyer :

La Poissière, dis-moi,
Vais-je pas bien en homme ?

Vous chevauchez, ma foi,
Mieux que tant que nous sommes, etc.[1].

Celui qui l’accompagnait la pressant de lui apprendre son nom, elle lui dit avec un ton mystérieux qu’elle était le duc d’Enghien que des affaires extraordinaires et le service du roi forçaient de sortir de France, ce qui peut nous donner une idée de la tournure qu’elle avait à cheval et du ton décidé et résolu qu’elle avait. Puis, prenant confiance en son guide et n’aimant pas à porter longtemps un masque, elle lui avait avoué qu’elle était la duchesse de Chevreuse. Elle n’atteignit l’Espagne qu’avec des fatigues inouïes et à travers mille périls[2]. Un peu avant de franchir la frontière, elle écrivît au gentilhomme qui avait pensé la reconnaître dans les Pyrénées, et avait eu pour elle toute sorte d’égards et de politesses, qu’il ne s’était pas trompé, qu’elle était en effet celle qu’il avait cru, et « qu’ayant trouvé en lui une civilité extraordinaire, elle prenoit la liberté de le prier de lui procurer des étoffes pour se vêtir conformément à son sexe et à sa condition[3]. » Arrivée enfin en Espagne, elle s’élança pour la deuxième fois, avec sa résolution accoutumée, dans tous les hasards de l’exil, n’emportant avec elle que sa beauté, son esprit et son courage. Elle avait envoyé, par un de ses gens, à La Rochefoucauld toutes ses pierreries, qui valaient 200,000 écus, le priant de les recevoir en don si elle mourait, ou de les lui rendre quelque jour[4].

Au bruit de la fuite de Mme de Chevreuse, Richelieu s’émut, et il fit tout pour l’empêcher de sortir de France. Les ordres les plus précis

  1. Tallemant.
  2. Extrait de l’information : « Malhasty lui dit qu’elle se perdroit, qu’elle rencontreroit mille voleurs, qu’elle n’avoit qu’un seul homme avec elle, qu’il craignoit qu’où lui fit du déplaisir… Elle offrit audit Malhasty un grand rouleau de pistoles, etc. »
  3. Extrait d’une lettre écrite de Toulouse, le 2 novembre 1637.
  4. La Rochefoucauld, Mémoires.