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au point de vouloir donner son propre amant à une autre, et le rôle de la pauvre femme n’est déjà pas assez beau dans cette affaire pour se complaire à l’enlaidir encore. Mme de Chevreuse, il est vrai, se trouva mal en apprenant la nouvelle de l’assassinat de Buckingham. Rien de plus naturel : elle perdait en lui un ami éprouvé, le confident et le témoin de ses premières amours, le chef et l’espoir des ennemis de Richelieu. Aux propos hasardés de Retz il faut opposer le récit clair et bien lié de La Rochefoucauld, surtout le silence de Tallemant, qui n’aurait pas manqué d’ajouter ce trait à sa chronique scandaleuse, s’il en avait jamais entendu parler. Ainsi, sans avoir la prétention de voir clair en de pareilles choses, surtout après deux siècles, mais en suivant nos habitudes de n’admettre rien que sur des témoignages certains, nous inclinons à penser qu’on doit rayer le duc de Buckingham de la liste, encore bien nombreuse, des amans de Mme de Chevreuse, et qu’au beau comte de Holland a succédé immédiatement le beau Chalais dans le cœur de la belle duchesse.

Sans faire de la conspiration de Chalais, comme le veut Richelieu, « la plus effroyable conspiration dont jamais les histoires aient fait mention[1], » on ne peut se refuser à admettre qu’elle n’était pas si peu de chose que l’a dit Chalais, tremblant pour sa tête. La cour de Monsieur était déjà un foyer d’intrigues contre Richelieu. Monsieur ne voulait pas du mariage qu’on lui proposait avec Mme de Montpensier, et de son côté la reine Anne, n’ayant pas encore d’enfans, redoutait fort ce même mariage, qui, dans l’avenir, pouvait lui enlever la couronne et la transporter dans la maison d’Orléans. Henri de Talleyrand, prince de Chalais, de la maison de Périgord, entreprit de venir en aide à Monsieur et à la reine : il rêva je ne sais quelle intrigue ténébreuse[2] que Richelieu exagéra peut-être, mais qu’il parvint à établir si fortement dans l’esprit du roi, que non-

  1. Mémoires de Richelieu, dans la collection Petitot, t. III, p. 64.
  2. La Rochefoucauld, ibid., p. 339 : « Chalais étoit maître de la garde-robe ; sa personne et son esprit étoient agréables, et il avoit un attachement extraordinaire pour Mme de Chevreuse. Il fut accusé d’avoir eu dessein contre la vie du roi et d’avoir proposé à Monsieur de rompre son mariage dans le but d’épouser la reine aussitôt qu’il seroit parvenu à la couronne. Bien que ce crime ne fut pas entièrement prouvé, Chalais eut la tête tranchée, et le cardinal n’eut pas de peine à persuader au roi que la reine et Mme de Chevreuse n’avoient pas ignoré le dessein de Chalais. » Fontenay-Mareuil, Mémoires, coll. Petitot, t. LI, p. 23, dit qu’au milieu de l’affaire et malgré tous ses engagemens il se rapprocha de Richelieu, mais que Mme de Chevreuse lui en fit tant de reproches et le pressa si fort que rien n’étant quasi impossible a une femme aussi belle et avec autant d’esprit que celle-là, il n’y put résister, et il aima mieux manquer au cardinal de Richelieu et à lui-même qu’à elle, de sorte qu’ayant aussitôt fait changer Monsieur, il le rendit plus révolté que jamais… Quand il n’auroit fait que conseiller à Monsieur de sortir de la cour pour aller à La Rochelle, personne ne l’auroit pu sauver ; mais on disoit, et beaucoup de gens le croyoient, qu’il avoit été plus avant. »