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de celui qu’elle aimait lui devenait son principal objet[1]. Voilà ce qui explique les prodiges de sagacité, de finesse et d’énergie qu’elle a déployés en vain à la poursuite d’un but chimérique qui reculait toujours devant elle, et semblait l’attirer par le prestige même de la difficulté et du péril. La Rochefoucauld l’accuse d’avoir porté malheur à tous ceux qu’elle a aimés[2] ; il est aussi vrai de dire que tous ceux qu’elle a aimés l’ont précipitée à leur suite dans des entreprises insensées. Ce n’est pas elle apparemment qui a fait de Buckingham une sorte de paladin sans génie, de Charles IV un brillant aventurier, de Chalais un étourdi assez fou pour s’engager contre Richelieu sur la foi du duc d’Orléans, de Châteauneuf un ambitieux impatient du second rang sans être capable du premier. Il ne faut pas croire que l’on connaît Mme de Chevreuse quand on a lu le portrait célèbre que Retz en a tracé, car ce portrait est outré et chargé comme tous ceux de Retz, et destiné à amuser la curiosité maligne de Mme de Caumartin : sans être faux, il est d’une sévérité poussée jusqu’à l’injustice. Appartenait-il bien, en vérité, au remuant et déréglé coadjuteur d’être le censeur impitoyable d’une femme dont il a partagé les égaremens ? Ne s’est-il pas trompé tout autant et bien plus longtemps qu’elle ? A-t-il montré dans le combat plus d’adresse et de courage, et dans la défaite plus d’intrépidité et de constance ? Mais Mme de Chevreuse n’a pas écrit des mémoires d’un style aisé et piquant où elle relève sa personne aux dépens de tout le monde. Pour nous, nous lui reconnaissons deux juges, et qui ne sont pas suspects, Richelieu et Mazarin. Richelieu a tout fait pour la gagner, et, n’y pouvant parvenir, il l’a traitée comme une ennemie digne de lui : plusieurs fois il l’a exilée, et quand après sa mort les portes de la France s’ouvraient à tous les proscrits, son implacable ressentiment, lui survivant dans l’âme de Louis XIII expirant, les fermait à Mme de Chevreuse. Lisez avec attention les carnets et les lettres confidentielles de Mazarin, vous y verrez la profonde et continuelle inquiétude qu’elle lui inspire en 1643. Plus tard, pendant la Fronde, il s’est fort bien trouvé de s’être réconcilié avec elle, et d’avoir suivi ses conseils, aussi judicieux qu’énergiques. Enfin, en 1660, quand Mazarin, victorieux de toutes parts, ajoute le traité des Pyrénées à celui de Westphalie, et que don Luis de Haro le félicite

  1. Mme de Motteville, t. Ier, de l’édit. d’Amsterdam de 1750, p. 698 : « Je lui ai ouï dire à elle-même, sur ce que je la louois un jour d’avoir eu part à toutes les grandes affaires qui étoient arrivées en Europe, que jamais l’ambition ne lui avoit touché le cœur, mais que son plaisir l’avoit menée, c’est-à-dire qu’elle s’étoit intéressée dans les affaires du monde seulement par rapport à ceux qu’elle avoit aimés. » C’est à quoi se réduit le passage de Retz, que nous citerons tout à l’heure.
  2. Mémoires, collection Petitot, deuxième série, t. LI, p. 339.