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Ce ne sont point à coup sûr les motifs plausibles qui peuvent lui manquer pour la déterminer à la paix. Elle n’a qu’à compter les désastres qu’elle a essuyés, et qu’elle aurait pu si aisément éviter depuis un an : sa citadelle de la Mer-Noire emportée et détruite, ses armées décimées, ses frontières, de la Baltique à l’Euxin, menacées, ses campagnes appauvries, ses populations épuisées par un recrutement permanent. Il n’est point jusqu’en Asie où le drapeau du tsar n’ait été contraint de se replier sans gloire. Depuis le commencement de la guerre, la puissance moscovite en est à poursuivre une campagne contre cette faible armée turque de l’Anatolie ; elle n’a abouti qu’à la sanglante déroute de Kars, et la présence d’Omer-Pacha contribuera désormais sans doute à maintenir l’ascendant regagne par l’armée ottomane. Sur tous les points, on peut le dire, la guerre n’a été pour la Russie qu’une série de défaites et de déceptions. Que faut-il donc de plus ? En prolongeant la lutte, le cabinet de Saint-Pétersbourg cède évidemment à une illusion ou à un calcul qui l’a jusqu’ici constamment trompé, et qui l’a conduit là où il est aujourd’hui. Il a voulu disposer en maître de l’empire ottoman, il a son sol envahi ; il a refusé de croire à la possibilité d’une alliance sérieuse entre la France et l’Angleterre, cette alliance a été scellée et devient chaque jour plus intime, plus nécessaire, et par conséquent plus durable ? Il s’est tenu pour suffisamment garanti à l’occident par l’immobilité de l’Allemagne : il ne s’est point trompé ici absolument sans doute ; mais, pour que son calcul eût été juste jusqu’au bout, il aurait fallu qu’il fût victorieux. Enfin il s’est efforcé d’intimider et de contenir les états du Nord, ces états lui échappent en ce moment, ou sont sur le point de lui échapper. Quoi donc encore ! Si la Russie ne saisit pas la dernière occasion qui s’offre aujourd’hui de régler ce grand conflit avant qu’il ait pris des proportions plus vastes, elle cède peut-être à une suprême illusion : elle compte sur le temps, sur les événemens imprévus, sur les catastrophes qui, en ébranlant une fois de plus le continent, pourraient la délivrer de l’orage qu’elle a amassé sur elle. C’est à l’Europe de tromper ces calculs et de rester ferme en ses desseins, prête à signer une paix équitable et forte cet hiver, si elle est possible, si la Russie veut y souscrire, ou à soutenir au printemps une lutte qui, en s’agrandissant et en changeant peut-être de théâtre, entraînera naturellement des conditions nouvelles.

Telle est l’alternative qui se dessine actuellement dans la situation de l’Europe, et en jugeant les choses à ce point de vue, l’événement le plus important aujourd’hui sans contredit est le voyage du général Canrobert en Suède. Les ovations enthousiastes qui lui ont été décernées en Allemagne à son passage, les acclamations qui ont salué son arrivée à Stockholm, donnent à sa mission une portée dont on ne saurait méconnaître la grandeur. Aussi l’un des principaux journaux de Londres, connu pour son esprit d’initiative, le Times, dans un article dont la presse anglaise tout entière a retenti, retrace-t-il sans détour, en parlant de ce voyage, des combinaisons politiques fort étendues vraiment, dont il va jusqu’à discuter les conditions et indiquer les conséquences. Les faits ont-ils ainsi marché au pas de course, ou, si l’on veut, au pas de la feuille anglaise ? Il y a ici une responsabilité qu’il faut laisser au journal de Londres. Quoi qu’il en soit, on ne peut manquer