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incapable, qu’Ivan se vit obligé, en mourant, de le placer sous la tutelle de trois boyards. Ceux-ci se souvinrent de la guerre que leur avait faite le père de Féodor, et on vit bientôt s’éteindre avec ce prince imbécile, confié à de tels protecteurs, la dynastie de Rourik, qui avait pendant plus de sept siècles représenté le pouvoir absolu en Russie. Les Polonais jugèrent le moment venu de soumettre leurs anciens ennemis, et les plus cruelles épreuves inaugurèrent l’ère de combats et de troubles que devait clore l’élection du premier Romanof.

Sigismond III occupait le trône de Pologne au moment où s’éteignait la dynastie de Rourik. C’est sous la conduite de ce prince et avec l’assistance des Cosaques encore indépendans que les Polonais pénétrèrent en Russie. Ils s’emparèrent de Moscou, qu’ils traitèrent à la façon des Tartares, et se firent bientôt un parti nombreux, surtout parmi les boyards moscovites. Cette caste, qui à tout prendre formait l’élite de la nation russe et constituait le seul contre-poids du pouvoir souverain, apparaît à toutes les époques de l’histoire de Russie sous un aspect vraiment indéfinissable : ambitieuse jusqu’à la révolte ou à la trahison, énergique parfois jusqu’à l’héroïsme, puis servile jusqu’à la bassesse. Sous la domination tartare, on voit les boyards tantôt appuyer la rébellion d’un prince mécontent, tantôt l’aller dénoncer à la Grande-Horde et le livrer aux vengeances du khan. À l’époque de l’invasion polonaise, à peine la ville de Moscou est-elle aux mains de l’ennemi, ils envoient une députation au roi Sigismond pour offrir la couronne de Russie à son fils Vladislas, et le métropolite Philarète, l’ancêtre des Romanof, figure dans cette ambassade. Il est vrai que, n’ayant pu s’entendre avec les Polonais sur la question religieuse, les principaux membres de la députation furent retenus prisonniers. Les autres, plus dociles, retournèrent à Moscou pour favoriser par leurs intrigues l’établissement de la domination polonaise. Sigisniond se voyait entouré, dans son camp devant Smolensk, de seigneurs russes qui sollicitaient honteusement ses largesses. Le territoire russe était partagé, avant d’être conquis, à ces hommes qui se disputaient devant le chef d’une invasion étrangère les dépouilles de leur patrie[1]. Le sentiment national s’était complètement éteint dans cette caste, qui devait étonner ses compatriotes par tous les contrastes. Alors même que les boyards prétendaient résister aux troupes de Sigismond, ils ne trouvaient rien

  1. Seul, le patriarche de Moscou refusa, sous le poignard du boyard Soltikof, de signer une lettre par laquelle Sigismond était de nouveau sollicité de donner, sans conditions cette fois, son fils pour maître à la Russie. L’idée de voir une chapelle latine s’élever dans le palais des tsars affermit dans sa résistance le malheureux pontife, qu’on relégua dans une prison où on le laissa mourir de faim, car on n’aurait pas osé verser le sang d’un prêtre.