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ce qui s’est écrit entre Homère et Plotin ; les théories savantes qui parquent l’esprit humain par époque, qui supposent à toute littérature un cours forcé, une chronologie obligatoire, qui la font passer par trois ou quatre âges inévitables, en assimilant gratuitement la vie des sociétés à celle des individus ; toutes ces choses qu’on nous enseigne si doctement, et qui ne se sont peut-être jamais vérifiées, reçoivent un si éclatant démenti de l’étude du génie hellénique, que ceux qui les soutiennent encore ne peuvent être soupçonnés de le bien connaître. Aussi ne douté-je pas que la familiarité entretenue par M. Guillaume Guizot avec les écrivains de l’antiquité ne soit une des sources de la liberté de jugement et de la facilité d’impression qu’il porte dans l’examen des littératures de tous les temps, même du sien, chose plus difficile. Rien de si rare en effet que d’apprécier les auteurs contemporains sans parti pris. D’abord c’est avec eux qu’il en coûte le plus de séparer le talent qu’ils montrent de la cause qu’ils soutiennent. Chacun a ses idées, et leur tient compte ou leur sait mauvais gré de celles auxquelles ils dévouent leur plume. L’influence qu’ils exercent ou à laquelle ils prétendent est nécessairement favorable ou contraire à ce qu’on désire, et l’on sent ou l’on croit sentir en les lisant le bien ou le mal qu’ils l’ont. La société qu’ils prêchent ou divertissent plaît ou déplaît, inquiète ou rassure, et si l’on est mécontent de son temps, blessé des mœurs publiques, indigné des événemens, il est malaisé de ne pas mettre tout ce qui s’écrit sur la même ligne que tout ce qui se fait ; les livres passent avec tout le reste sous le tranchant d’un dénigrement systématique. Notre âge d’ailleurs a ses caractères, et, j’en conviens, ses défauts. Par exemple, en toutes choses il aime la rapidité et la profusion. La littérature en fait autant, il faut qu’elle aille vite et qu’elle produise beaucoup. L’esprit se prodigue et le talent se surexcite pour être toujours prêt. De là, chez ceux que ne relient pas une consciencieuse sévérité, cette tendance à abuser de tout, soit de leurs facultés, soit de leurs idées. De là ces excès de presse, ces écarts de pensée, d’imagination, de doctrine, de style. C’est chose inévitable et qui ne changera guère. À moins que la société ne s’engourdisse, à moins qu’elle ne s’abrutisse dans l’activité industrielle, ce mouvement ne s’arrêtera pas, il s’accélérera au contraire. Les morts vont vite, va-t-on me dire, et ce sera vrai dans un sens. À un certain âge littéraire, lorsque la fraîcheur première d’une langue nouvelle est tout à fait passée, lorsque les esprits ont perdu une certaine inexpérience, le propre de la jeunesse, lorsque la multiplicité des idées, celle des découvertes, l’accumulation des événemens, des connaissances, des émotions et des besoins, ont élargi la sphère et accru l’activité de l’esprit,