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lâchement trempé le vieux pêcheur, et l’épouvantable mort qu’ils ont en perspective lui semble le châtiment mérité de ce lointain forfait. Cependant, et lorsque ce pénible entretien vient de s’achever, Jacob Dale, du sommet de la tour, signale une embarcation : ce sont les provisions si longtemps attendues et qu’on n’espérait plus. Phœbé Dale, la fille de Jacob, la bien-aimée de Martin Gurnock, les apporte en dépit des flots encore menaçans. Heureuse d’arracher son père et son fiancé à un trépas inévitable, elle ne s’aperçoit pas au premier abord de la froideur contrainte avec laquelle Martin, qui n’ose plus se croire digne d’elle, la remercie et l’accueille. Un nouvel incident vient d’ailleurs détourner l’attention de tous. Un navire en dérive est signalé ; il faut lui porter assistance. Chacun se met en besogne, à l’exception du vieil Aaron, qui reste accroupi au coin du foyer, farouche et hagard comme à son ordinaire. Un seul mot cependant va l’arracher à sa torpeur. Phœbé, qui suit de l’œil toutes les manœuvres du navire en détresse, le voit se rapprocher assez pour discerner, lettre par lettre, le nom inscrit à sa poupe ; ce nom fatidique, elle l’épèle ;… c’est celui de Lady Grâce… A peine a-t-il frappé l’oreille du malheureux vieillard, qu’on l’entend pousser un cri de remords et de frayeur. Sur ce cri, la toile tombe.

Au second acte, l’orage qui soulevait les flots s’est apaisé, mais celui des cœurs gronde encore. La froideur inaccoutumée de Martin a fini par éveiller l’attention du père de Phœbé ; il s’en étonne et s’en indigne, lorsque, pressant de questions son futur gendre, il le trouve obstinément résolu à lui refuser toute explication satisfaisante. Martin peut-il en effet révéler le crime et la honte de son père ? Mais voici bien une autre péripétie. Aaron, qui se repent de ses aveux in articula mortis en voyant le mal imprévu qu’ils ont produit, vient déclarer à son fils que, dans le récit qu’il lui a fait, rien n’est conforme à la vérité. L’esprit troublé par la frayeur et la faim, il lui a donné, dit-il, comme réalités, les rêves fiévreux d’une imagination travaillée par le délire. Le jeune homme, habitué à respecter la parole paternelle, ne sait plus, après ceci, que penser ni à quoi se résoudre. Au comble de la perplexité, il adjure solennellement son père de lui dire, d’un seul mot, si le récit de la veille, le récit du meurtre de lady Grâce, était un mensonge ou une vérité. « J’ai menti ! s’écrie le vieillard. — Tu as dit vrai ! » lui répond une voix qui semble être celle de sa conscience. Ce terrible démenti lui est donné par une femme voilée, passagère à bord du brick sauvé la veille. Aaron épouvanté tombe à ses pieds. Il a reconnu la taille, la démarche, la voix de celle dont il s’est toujours reproché le perfide assassinat. C’est bien là lady Grâce ; ce doit être son fantôme vengeur… Mais non, c’est lady Grâce en personne, échappée au meurtre