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de ma profonde misère. La mort autour d’elle glace tout : ma pensée et la mort ne faisaient plus qu’un.

«…Justement à l’heure où j’avais calculé que nécessairement ils devraient sortir pour rentrer à temps chez M. Sherwin, j’entendis (avec quelle angoisse !) la marche régulière et lourde du watchman qui faisait sa ronde. À l’entrée de la ruelle étroite, il s’arrêta, bâillant et détirant ses bras, puis se mit à siffler… Serait-il encore là quand Mannion viendrait à paraître ?… À cette seule pensée, il me sembla que mon sang se figeait dans mes veines. Tout à coup cet homme cessa de siffler, regarda fixement à plusieurs reprises d’un bout de la rue à l’autre, poussa, par manière d’essai, une porte près de laquelle il était arrêté, fit quelques pas, poussa une autre porte, et se parlant à lui-même d’une voix enrouée : — Halte ! dit-il, j’ai déjà inspecté par ici. C’est l’autre rue que j’avais oubliée. — Puis il revint sur ses pas, et jusqu’au moment où s’éteignit tout à fait le bruit de sa marche, de plus en plus faible, mes yeux, douloureusement fixes, ne perdirent pas de vue une seule seconde la maison fatale… Rien ne bougea. L’homme à la vie duquel j’en voulais ne parut point.

« Autant que je peux me le rappeler, dix minutes environ s’écoulèrenr, et alors la porte s’ouvrit… J’entendis la voix de Mannion et celle du domestique dont la complicité furtive m’avait procuré l’accès de la maison. — Prenez garde, disait-il, la rue n’est pas sûre à cette heure. — Mannion, qui ne comprenait pas le vrai sens de ces paroles ambiguës, répliquait avec humeur, et, rassurant sa compagne, attribuait le charitable avis qui lui était ainsi donné au désir de quelque gratification supplémentaire. — Allez donc, répliqua le valet, on ne se soucie ni de votre argent ni de vous… — Une porte intérieure se referma violemment. Je compris que Mannion était livré à sa destinée.

« Il se passa un instant de silence, après lequel je l’entendis dire à sa complice « qu’il allait chercher la voiture, arrêtée sans doute à quelques pas ;… jusqu’à ce qu’il revint, elle n’avait qu’à fermer la porte extérieure et à l’attendre dans le passage. » Tout se fit comme il le voulait. Il parut dans la rue. Minuit avait sonné. Aucun bruit de pas autres que les siens. Pas une âme n’était là pour assister à la lutte prochaine ou pour y mettre obstacle. Sa vie m’appartenait. La mort marchait sur ses traces du même pas que mes pieds suivaient les siens.

« Il regardait d’un bout de la rue à l’autre, cherchant son fiacre de l’œil. Lorsqu’il vit que cette voiture n’était plus là, il tourna brusquement sur lui-même pour rentrer. À ce moment, nous nous trouvâmes face à face. Avant qu’un mot ou même un regard eût pu s’échanger, mes mains l’avaient saisi à la gorge.

« Il était plus grand, plus robuste que moi, et luttait comme un homme qui sait sa vie en jeu, mais il ne me fit pas lâcher, pas une seconde. En revanche il m’entraîna dans la ruelle, à huit ou dix mètres de la rue. Je sentais, de sa bouche ouverte à mon front, arriver à coups redoublés son souffle haletant, indice de suffocation prochaine. Il se jetait avec fureur tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, et, brandissant au-dessus de sa tête ses poings fermés, essayait de me frapper, de m’étourdir ; mais je le tenais à longueur de bras, toujours debout, toujours son maître. Comme mes pieds fouillaient le sol