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individuelles, mais d’une vive lumière jetée sur les rapports variables des diverses classes sociales. Qu’un drame plus ou moins attachant encadre le travail de l’analyse historique et fasse valoir les documens curieux qu’elle a rassemblés, rien de mieux sans doute ; mais si cette condition secondaire devient le but principal de l’écrivain, s’il se passionne démesurément pour les rêves de son imagination excitée outre mesure, il se trouve par là même détourné de son vrai but. Une irréparable confusion s’introduit dans les élémens de son récit, où ce qui reste du dessein primitif ne sert plus qu’à traverser la donnée nouvelle, et le roman, partagé ainsi entre deux ordres de pensées contraires, subit le sort de ces édifices dont l’exécution vient contredire le plan primitif et attester tristement l’inconstance des volontés humaines.

La préface du second roman de M. Wilkie Collins nous apprend qu’il hésita, au moment de livrer sa seconde bataille (bien autrement périlleuse que la première), entre un sujet tiré de l’histoire, mais cette fois de l’histoire moderne, et un récit emprunté à la vie contemporaine[1]. Sans pénétrer le secret du plan qu’il laisse ainsi entrevoir, et sans vouloir pronostiquer d’une manière absolue ce qui fût advenu si le jeune romancier s’en était tenu à son premier projet, nous présumons qu’il n’a eu qu’à se louer du parti définitivement adopté : sa seconde œuvre est jusqu’à ce jour celle qui a conquis le plus de suffrages.

Basil est une histoire très simple et très émouvante : nous n’en voudrions retrancher que quelques détails oiseux et quelques complications surabondantes pour en faire, sinon une œuvre de premier ordre, du moins une des études de mœurs les mieux réussies qu’on ait vu se produire depuis assez longtemps, quelque chose d’approchant Jane Eyre et Mary Barton, avec une touche un peu plus virile, l’empreinte d’une éducation mieux faite et plus compréhensive, un ensemble d’idées plus en harmonie avec la tendance générale de notre pays et de notre siècle. Nous insistons quelque peu sur ce dernier point, afin d’être mieux compris. Les deux femmes, fort richement douées d’ailleurs, aux romans desquelles nous venons de faire allusion, — miss Bronte et mistress Gaskell, — ont un peu plus qu’il ne convient le cachet de leur origine et de leur éducation. Sans prétendre leur en faire un reproche, — chacun devant rester libre en ses opinions et ses croyances, — nous constatons simplement que leurs romans se trouvent, par leur caractère prononcé d’homélies protestantes et d’appel aux réformes sociales, en dehors de cette impartialité placide et sereine, — trop sereine parfois et trop placide, hélas ! — qui caractérise la philosophie observatrice

  1. Basil, Letter of dedication to Charles James Ward.