Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/82

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

hommes dont les yeux sont fermés à la lumière, Bonnet n’a trouvé pour plaindre le malheur de ces infortunés qu’une amplification travaillée où les mots n’ont rien gardé de l’émotion trop naturelle qui devait les dicter. « Aveugles infortunés qu’un sort trop rigoureux a privés dès la naissance de l’usage de cet incomparable sens, je ne puis assez (n’attendrir sur votre malheur! Hélas! le plus beau jour ne diffère point pour vous de la nuit la plus sombre. La lumière ne porta jamais la joie dans vos cœurs….. » Non, la cécité n’aura pas eu un de ses grands poètes dans l’aveugle de Genthod. Quelle différence entre cette tirade fleurie et les touchantes et admirables paroles qu’un malheur jusque-là sans poésie et sans poète, la surdité, a inspirées à une petite-nièce de Charles Bonnet, frappée de cette infirmité avant l’âge qui l’apporte! « Ah! quand ce mal flétrit la vie, dit Mme Necker de Saussure, quand le tendre bégaiement des enfans, quand les mots les plus chers ne sont plus entendus, le monde qu’on aimait encore devient un désert, et un désert peuplé d’ombres décevantes qui errent autour de vous sans vous aborder. Plus tard, cette mort partielle est une préparation à la grande mort. Dans le silence universel, la voix de Dieu se fait entendre encore à l’âme affligée : Je l’attirerai dans le désert, lui dit-il, et je lui parlerai selon son cœur. Ah ! puisse-t-il en être ainsi lorsque descendront les dernières ombres! »

C’est assez insister sur les imperfections de l’écrivain, qui ont contribué bien plus que les erreurs du métaphysicien à faire descendre Charles Bonnet au-dessous du rang qui lui appartient légitimement dans l’histoire littéraire de son siècle. Il y a dans la Contemplation de la Nature des qualités rares et même des beautés qui ne permettront pas à cette œuvre de tomber dans l’oubli, si elles ne suffisent pas à lui rendre l’admiration et le succès dont elle jouit auprès des contemporains.

La Contemplation de la Nature obtint plus que du succès et du respect : elle excita des sympathies et de l’enthousiasme, non en France à la vérité, mais dans le reste de l’Europe, surtout en Allemagne. L’ouvrage fut traduit en allemand par Lavater et en italien par Spallanzani, qui le prit pour texte d’un cours à l’université de Pavie. Cinq ans plus tard, et quand la popularité du livre ne faisait que s’accroître, en 1769, la Palingénésie parut. C’était comme une suite nécessaire de la Contemplation. Les idées sur la résurrection étaient reprises et poussées à l’état de système complet dans ce nouvel et dernier ouvrage de Bonnet. Il faut toujours bien se souvenir, en lisant Bonnet, qu’à ses yeux la foi est complètement désintéressée dans les recherches de la philosophie et de la science sur les ressorts de la machine humaine et les facultés de l’âme qui la dirige.