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Félat, elle aurait retourné son raisonnement contre le Chemin des Sables.

Cascayot haussait les épaules, haranguait ses bêtes, et sifflait l’air d’une nouvelle chanson du poète Perdigal.

— Et toi, me répondras-tu ? dit la tante en se tournant vers sa nièce. Crois-tn donc que je veuille passer ma vie avec des sourds et des muets ? Pour toi, je laisse ma maison, mes affaires ; j’abandonne mon pauvre frère ; à mon âge, j’entreprends un voyage des plus difficiles et sans savoir quand je reviendrai, et c’est pour toi, pour toi seule ! Après les folies de Mlle  Sabine, il fallait partir, la raison l’ordonnait : ai-je hésité ? Je me suis dévouée comme toujours, et, pour me remercier, on se tient à l’écart. Pas un mot, pas un seul depuis que nous sommes parties ! comme si j’étais votre ennemie, votre tyran ! Sacrifiez-vous maintenant, pour qu’en récompense on vous fasse des mines comme des portes de prison ! Est-ce pour mon plaisir que je m’expose aux fatigues, aux ennuis, aux dangers de ce voyage ? Les routes ne sont jamais sûres. Il y a quinze ans, n’a-t-on pas arrêté la diligence en plein jour entre Mornas et Montdragon ? Et si nous versions ? et quand nous serons au bord du Rhône, si les chevaux venaient à s’emporter, qui nous sauverait ?

Sabine s’était retirée au fond de la voiture. A chaque détour de cette route sinueuse, on apercevait dans le lointain le petit clocher de Seyanne au milieu des feuillages. Les yeux fixés de ce côté, oppressée par la douleur, mais se maîtrisant encore, Sabine pensait à Marcel avec une anxiété extrême ; elle ignorait ce qu’il était devenu. La veille, au moment où les gens de la farandole prenaient la fuite, Mlle  Blandine avait entraîné sa nièce à la Pioline ; en traversant le village, elles avaient vu passer Marcel, pâle, ensanglanté, sans connaissance, porté à bras par Cabantoux et Bélésis, et depuis elles étaient restées sans nouvelles du Sendric. Tant qu’on fut sur ce chemin, Sabine s’attendit à rencontrer Espérit ; mais lorsque la carriole tourna brusquement vers Lamanosc, laissant Seyanne à droite, Sabine perdit tout son courage, et, ne pouvant plus retenir ses larmes, d’une voix tremblante elle dit à Mlle  Blandine : — Ma tante, vous voyez que je vous obéis ; mais croyez-vous qu’il soit bien de quitter ainsi le pays sans savoir si nos amis sont morts ou vivans ? Nous ne sommes qu’à un quart d’heure des Sendric, et si vous le vouliez, nous pourrions tout savoir.

— C’est impossible, repartit brusquement la tante. Nous à Seyanne ! jamais, jamais ! Mais rassure-toi, à notre arrivée à Valence nous trouvrions une lettre de ton père qui nous informera de tout. Cascayot, fouette donc plus vivement tes mules, cette route est magnifique.

Au fond, la tante était aussi inquiète que Sabine ; elle avait les