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— Et la femme à la soupe ! répondait Perdigal.

— Il ne manquerait plus que de voir arriver ma sœur ! cria le lieutenant. Eh ! l’abbé ! votre serviteur : bon appétit. Voulez-vous un bon conseil ? Prenez votre sac et vos quilles, et courez à la mairie nous organiser une ambulance, Bon voyage et vivement.

Mais le curé fit la sourde oreille ; il avait son idée en tête. Cabantoux le hissa sur un gros tonneau qui se trouvait là, devant la maison Triadou. La place était bien choisie, car de ce point l’on domine toute la rue des Piquenières, la place des Juifs et le faubourg. Le tambour de ville battit la caisse, et quand tous les paysans se furent groupés à portée de la voix, le curé se découvrit et prit la parole en ces termes :

— Gens de Lamanosc, voilà bien six ou sept heures que j’entends sonner le tocsin, tous les hameaux sont arrivés en armes, les Clops, les Vbcilles, Sainte-Colombe, les Baux, voire les gens des Granges ; notre village est comme une place de guerre. Voilà de bons préparatifs de défense ; c’est sans doute pour arrêter l’ennemi qui marche sur la commune ! Vous vous croyez bien forts ; eh bien ! je vous annonce que l’ennemi est dans Lamanosc…

— Jamais, jamais ! dit Cayolis.

— Ah ! qu’ils y viennent donc ! criaient les jeunes paysans en agitant leurs armes ; quand ils seraient dix mille avec des canons et des soldats, nous les attendons.

— Ce discours me paraît bizarre, disait le sergent Tistet ; où le brave homme a-t-il donc sa tête ? Quelles sornettes ! Mes guetteurs ne m’ont encore rien signalé. Ces gens du peuple sont bien simples de l’écouter.

— Monsieur l’abbé, lui dit le lieutenant, si l’ennemi était dans Lamanosc, le lieutenant Cazalis serait en ce moment couché en travers de la rue, le corps troué de balles !

— Écoutez-moi, reprit le curé d’une voix forte, écoutez-moi, ou il arrivera malheur ! Et je vous avertis que je ne viens pas vous flatter. Vous en trouverez par douzaines et par centaines pour vous enjôler et vous mentir ; mais aujourd’hui vous entendrez la vérité, et dussiez-vous me lapider, vous l’entendrez tout entière. Je vous ai annoncé que l’ennemi était dans Lamanosc, je l’ai dit et je le maintiens. Que veulent ceux qui viennent faire le siège de la commune ? Se venger de vous. Quelles passions les entraînent contre vous ? La haine et la colère. Voilà pourquoi vous les appelez ennemis ; c’est donc à la haine, à la colère que se reconnaît l’ennemi. Eh bien ! répondez : parmi vous, quel est celui qui n’a pas un ressentiment, une inimitié dans l’âme ? Et contre qui ? Contre un étranger, un vagabond, un malfaiteur ? Non pas et nullement, mais contre un homme