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enivrés de la joie du combat, sourds aux supplications des mères et des sœurs. Celles qui s’étaient jetées entre les combattans avaient été repoussées et frappées sans pitié. Personne n’osait plus s’approcher de la Garrigue, et la foule des spectateurs se tenait immobile au pied de la colline.

Le petit bataillon des tragédiens était au cœur de la mêlée, et les plus beaux coups se portaient de ce côté. Les licteurs, formant escouade, tenaient la droite ; à l’aile gauche, les sénateurs ; plus en avant, Espérit, Marcel, Cabantoux ; puis Triadou et les siens, les chefs de parti avec leurs fidèles, tous combattant ainsi par quadrilles, sans se quitter, comme les bons compagnons des batailles féodales. Le beau Cayolis et Sambin s’étaient isolés pour être plus en vue. A chaque passe, Cayolis faisait un saut de côté qui le rapprochait de la galerie sous les yeux de sa promise. Pas un coup de poing qui ne fût un madrigal à l’adresse de la belle Rosine ; il parait et recevait les coups avec grâce. Avant de frapper, sa main, chargée de bagues, décrivait des festons, des arabesques ; il retombait à la parade dans l’attitude du Romulus de David. Ces coups si ornés n’en étaient pas moins terribles, et, vainqueur, il promenait autour de lui des regards sourians, en se lissant les cheveux.

Au premier rang, Marcel faisait merveille. C’était plaisir de le voir si leste et si vaillant au milieu de ces hercules un peu lourds, qui frappaient tout bonnement devant eux, à la vieille mode provençale. Cabantoux seul avait conservé tout son sang-froid ; lorsqu’il était attaqué, d’un coup de tête il mettait son homme hors de combat, et puis tranquillement il revenait s’asseoir au bord du fossé, en attendant un nouvel adversaire.

Le poète Perdigal et le sergent Tistet n’étaient pas présens à la bataille. Le poète s’était esquivé après avoir échangé quelques gourmades. Il avait gagné le village, et avait profité de l’absence des habitans pour y faire des tours de son métier, pénétrant dans les étables et les écuries, où il changeait les mors et les brides, versait du vin dans le son des chevaux et des drogues dans les crèches. Quant à Tistet, en sortant du vestiaire, il s’était retiré du théâtre un quart d’heure avant qu’on ne donnât l’assaut, et déjà il avait mis bas ses accoutremens romains pour se revêtir d’un costume plus décent. Ciré, brossé, lavé, rasé de frais, en tenue irréprochable, la capote d’ordonnance boutonnée jusqu’au menton, le bonnet de police sur l’oreille, une rose à la main, il se promenait dans un chemin creux, attendant des ordres qui ne venaient pas. — C’est incroyable ! disait-il. Je ne vois ni maire, ni gardes, ni gendarmes. Et Le lieutenant, le lieutenant ? C’est incroyable, c’est incroyable ! — Il jetait les yeux à droite, à gauche, cherchant partout son gouvernement