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gigues grotesques ; ces tours de funambule égayèrent quelques instans les spectateurs, puis des pierres et des bouteilles tombèrent de tous côtés sur la scène ; Perdigal s’accrocha aux cordages et disparut dans les décors en lançant derrière lui des fusées et des pétards. Ce fut le signal de la déroute. Depuis longtemps déjà cette malheureuse tragédie tournait à la parade ; l’humeur bouffonne du peuple comtadin s’ajustait très bien à ces changemens de spectacle. Tistet et ses acteurs s’obstinaient à rester sur le théâtre ; leur jeu était exécrable, ils déclamaient tous à la fois, à la hâte, pêle-mêle, à la débandade, et le troisième acte enjambant sur le second. L’impassible sergent, se promenant de long en large, récitait méthodiquement son rôle de Cassius, puis se répondait à lui-même, livre en main, au nom de Brutus. Une gaieté folle s’était emparée des spectateurs. On riait de tout, de la pantomime, des acteurs, du français ; pas un mot, pas un geste qui ne fût parodié vingt fois. On appelait les absens, on huait les présens ; on leur jetait des melons, des pastèques, tous les fruits, toutes les provisions apportées par les prudentes ménagères, et jusqu’à des chats enlevés sur les genoux des bonnes femmes. Des dialogues très vifs s’engageaient entre les tragédiens et les assaillans. La salle entière s’était levée, passionnée, fougueuse, enivrée de bruit, de folies et de rires. Comment donner une idée de ces tumultes à qui n’a pas vu de près ce peuple mobile dans ses fêtes ardentes, où l’on voit éclater soudainement toute la familiarité, le caprice, l’audace et l’insouciance des mœurs du midi ? Et les femmes ne sont pas les moins exaltées dans ces joyeuses et terribles bagarres ; mais qui pourrait traduire le franc-parler, la verve, la jovialité hardie des filles de Provence ?

Le maire Tirart luttait seul contre ce démon des foules ; il le prenait corps à corps et le tenait en échec. Il trouvait des forces surhumaines pour combattre le monstre aux mille têtes, et sa voix brisée se faisait entendre jusqu’au fond de l’amphithéâtre, au milieu des cris, des huées, des clameurs. Il voyait, il entendait avec des sens de sauvage ; l’œil au guet, l’oreille dressée, il saisissait à la volée les provocations, les quolibets, les lazzis partis des points les plus opposés ; des premiers aux derniers gradins, pas un cri qui restât sans réponse. Il interpellait les mutins par leurs noms, et les gouaillant ou les menaçant, d’un mot, d’un geste, il leur imposait silence ; jusqu’au dernier moment, on le vit ainsi tenir tête à l’orage, infatigable, vif à l’attaque, alerte à la riposte, impérieux et familier, tour à tour sérieux et cynique, enjoué, colère, brutal et gai ; il était impossible de dépenser plus de verve et de courage. Tirart ne reculait pas ; enveloppé par l’émeute, il l’attaquait hardiment, de front, de côté, en avant, en arrière, et, sans se lasser, il la poursuivait