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Laisse là ce vil peuple et ses indignes cris.


Le vers est de Voltaire, on crut que c’était une invention de Robin, un défi jeté à la foule, une menace, une insulte, et de fait on ne se trompait pas sur les intentions du caporal ; c’était bien au peuple de Lamanosc qu’il adressait ce vers, qui dans la tragédie s’applique aux amis de César. Pour qu’on ne s’y méprît pas, Robin le répéta à diverses reprises avec une rage extrême ; puis, rejetant sa toge sous le bras, il se retira, tête haute, à reculons, avec une lenteur dédaigneuse. Ce fut alors un tumulte inexprimable, mille voix criaient en fureur : — A mort ! à mort ! — Il nous a manqué ! — A bas l’arrogant ! — lia insulté le peuple ! — A mort ! à mort ! — Gendarmes, traînez-le sur la scène, qu’il demande pardon au peuple ! — A genoux, à genoux !

Espérit et Marcel proposèrent de baisser le rideau ; c’eût été le plus sage parti, mais le sergent s’y opposa. Il déclara que ce serait une lâcheté et qu’il fallait faire son devoir jusqu’au bout ; tous les acteurs qui n’avaient encore rien dit furent du même avis. Il fut décidé qu’on rentrerait en scène et qu’on irait tout droit jusqu’à la fin de la tragédie, en supprimant le second entr’acte. Par malheur Robin avait disparu pendant cette bagarre ; comment le remplacer ? Perdigal imagina alors de proposer le rôle de Brutus à Tistet. Il fut donc convenu que le sergent serait Brutus, mais qu’il jouerait son rôle le livre à la main.

La comédie était désormais dans la salle ; les spectateurs s’accommodaient très bien de l’absence de leurs tragédiens. Des rires, des jeux de langues, on en vint bientôt aux jeux de mains. Ce furent d’abord des chapeaux enlevés, puis les coiffes, les fichus ; quelques-uns, ne se trouvant rien sous la main, lançaient leurs propres vestes. Cascayot, qui s’était dépouillé de tout, allongea une forte bourrade au notaire Giniez en criant : « Faites passer aux amis, » et le notable, sans se faire prier, rendit le horion à son voisin qui fit de même, et tous les autres à la file se gourmèrent de la sorte, frappés à gauche, frappant à droite. L’attention de la foule se reporta enfin sur la scène, où le sergent Tistet manœuvrait. Tistet s’avançait avec les conjurés, le livre à la main, l’épée nue pour prendre Pompée à témoin. Aussitôt la statue d’Apollon se dressa devant lui, grandit outre mesure, tournoya poussée par une main invisible, puis se brisa avec fracas. Alors on vit un fantôme traverser le théâtre et monter sur le socle de la statue à la place qu’occupait Pompée, la draperie se souleva, et l’on reconnut le poète Perdigal, peint en nègre, enveloppé d’un linceul. La statue descendit sur la scène et se mit à danser des