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appeler le peuple à la liberté. Cayolis fut applaudi pour la belle exécution de son sextuor. On voulut faire bisser le chant patriotique ; Dominique Cayolis s’y prêta de bonne grâce, et par trois fois il salua courtoisement le public avec des entrechats incroyables. Il s’avançait de nouveau vers la rampe, la main sur le cœur, lorsque Robin parut en scène. Le caporal voulut imposer silence aux chanteurs ; un parti nombreux se déclara pour Cayolis ; d’un autre côté, les gens de la Mule-d’Or appuyaient leur président ; le public était partagé, et déjà les chercheurs de querelles se menaçaient bruyamment. Alors Tirart fit avancer ses gendarmes sur la scène : — Pas d’injustices ! dit-il ; Ménicon a fini, c’est au tour de Brutus. Qu’il joue seul.

On obéit au maire, mais les spectateurs étaient déjà en grande majorité hostiles à Robin. Robin s’était fait attendre, et l’appui de l’autorité le compromettait encore. Il récita sa tirade ; on l’écouta sans bienveillance. Le caporal ne méritait pas cet accueil ; il arrivait plein de son rôle, très monté, très en verve, et, s’il eût été soutenu, excité par le succès, il aurait fait merveille, car il avait du talent. Il faut bien l’avouer : ce bavard, ce vantard, cet affreux caporal, toujours ivre, était sans contredit le meilleur acteur de la troupe, le seul, à vrai dire. Espérit et Marcel, portés par les sympathies populaires, avaient très bien joué ; mais ce n’était qu’un succès d’occasion. Robin au contraire avait une nature de comédien, un tempérament ; au théâtre était sa vraie place. Dans la vie ordinaire, il était affaissé, inerte, hébété ; mais sous cette brute en somnolence il y avait un artiste véhément, passionné : dès qu’il était en scène, l’homme entier se transformait, l’ignoble troupier disparaissait ; une fois sous la toge, Robin n’était plus Robin ; à peine costumé, il était saisi d’une énergie extraordinaire, inconcevable ; il sortait soudainement de sa torpeur. Ses membres paresseux retrouvaient une agilité, une aisance incroyables ; sa voix éraillée s’échauffait, vibrait et sonnait comme un clairon ; ses pieds brûlaient les planches, une sorte de fureur tragique l’enivrait, et, dans son lyrisme barbare, il avait alors une déclamation, des cris, des gestes d’un effet violent, inattendu : tout cela désordonné, confus, inculte, et non sans style. Il était, comme toujours, grossier, dur, extravagant ; il n’était plus vulgaire. Il aurait brillé dans des rôles fougueux et bizarres ; ses emportemens s’adaptaient mal à la solennité de la muse française, et Voltaire eût été épouvanté de cette façon sauvage d’interpréter un rôle pompeux et noble. Robin avait fait de son Brutus un visionnaire en démence, inspiré, fanatique, marchant à la mort avec des ardeurs fantasques. Une heure plus tôt, on l’aurait applaudi à outrance ; mais il arrivait au mauvais moment, devant un public déjà mal disposé, rieur, amoureux du changement. L’inattention des spectateurs