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On laissa d’abord sauter les faibles. Le garde de la commune plantait son sabre en terre pour marquer les coups. Sambin parut, il mesura dédaigneusement l’espace parcouru par ses concurrens, et, sans prendre d’élan, les mains dans les poches, il les dépassa d’une bonne semelle, puis s’assit négligemment en attendant qu’il se présentât des adversaires plus dignes de lui. Espérit et Cayolis se déshabillaient à la hâte pour venger Lamanosc. Le maire les supplia de laisser une couronne aux étrangers ; Cayolis consentit à rester dans les coulisses ; Espérit fit mieux encore : il se dévoua, sauta mollement et se laissa battre par Sambin aux applaudissemens des farandoles. — Sambin a brûlé ! crièrent les amis d’Espérit. La mauvaise foi de Lamanosc était évidente ; mais Sambin, pour leur enlever tout prétexte, reprit son élan en sautant d’une semelle en arrière de la traînée de terre qui marquait le point de départ. Alors le maire s’avança sur l’estrade sa bourse à la main Il allait adjuger le prix à Sambin, lorsque la belle Rosine se mit à crier : — À toi, Ménicon, revenge Lamanosc ! — Cayolis, oubliant ses promesses, s’élança dans l’arène, et tout au début il gagna deux semelles sur Sambin. C’était un saut magnifique ; Sambin, revenant deux fois à la charge dans un élan désespéré, réussit à peine aie dépasser de quelques lignes. Sur ce coup douteux, le maire se hâta de proclamer la victoire de Sambin. — Tirart n’est pas franc, criait avec emportement la belle Rosine : Ménic a gagné. — Mais déjà les tambours battaient. Au coup de sifflet du sergent, la toile se leva, les musiciens attaquèrent vivement leur joyeux air national : Fan courre leï gourrin[1], et le tumulte s’apaisa.

Six heures sonnaient alors au clocher de Lamanosc. — Nous sommes sauvés, dit le maire ; dans cinq minutes, j’aurai mes brigades. Ici, Massapan, charge-moi une belle pipe. Ah ! lieutenant, quelle rude journée ! Pour mille écus, je ne voudrais pas recommencer. Tiens, Massapan, prends ma cravate, et cours me chercher les bouteilles qui sont au frais dans le puits. Tu me ramèneras le brigadier.

Le maire ne songeait plus qu’à se reposer le corps et l’esprit. D’un coup de main, il fit sauter tous les boutons de son costume ; il ouvrit sa chemise, desserra son écharpe, et s’étendit à la renverse sur la banquette, derrière les draperies de l’estrade. La poitrine et le cou nus, le corps tout à l’aise, il se roulait à cœur-joie sur le velours, s’étirait bras et jambes, bâillait gaiement et s’éventait avec son chapeau.

  1. « On fait courir les coquins à coups de tessons d’assiettes. » Début d’un air populaire du Comtat.