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contre eux ces notables du pays, ces curieux venus de la ville, ces étrangers indifférées ou peureux, ces femmes, ces vieillards ? Le maire Tirart n’avait pour lui que cette foule pacifique ; par son audace, il la transforma, De toutes ces faiblesses unies, groupées, il fit une force immense : il en était maître, il la tenait pour ainsi dire toute ramassée dans sa main. Ces spectateurs étaient troublés dans leurs plaisirs, inquiétés dans leur tranquillité ; dans leur exaspération, dans leur effroi, ils investissaient le maire Tirart d’une dictature illimitée ; Tirart était l’homme du salut public ; il pouvait tout oser, même contre les siens ; il aurait arrêté une armée. Il s’avança seul au milieu des groupes menaçans et les fit reculer. — Tirart n’a pas deux justices, cria-t-il ; ce que j’ai dit pour Meyrenc et Lardeyron, je le dis pour Lamanosc. À moi, gendarmes ! le premier de la commune qui manque à l’hospitalité, je vous jure, sur mon nom, qu’il part à l’instant même pour les galères en carrosse, vrai comme il n’y a qu’un Marins Tirart. Brigadier, droit ici ! faites déblayer à gauche, du troisième au septième banc. Place à nos amis de Meyrenc ! Toi, Sambin, donne-moi ton drapeau, que je l’arbore en signe d’honneur et d’amitié, à l’estrade, sous le buste du roi, à côté du drapeau de ma commune. Et toi, dit-il au tambour de la farandole, va te ranger auprès du lieutenant, tu es tambour de ville, obéis.

Alors le maire releva le drapeau, et, saisissant de nouveau Sambin par le bras, il l’entraîna lui et les siens jusqu’aux bancs déblayés par les gendarmes. Il était devenu le chef de la farandole, il la conduisit au galop entre deux rangées de spectateurs ; il sautait les bancs à pieds joints, et, dans cette course, il dansait, lui aussi, très lourdement, et de sa main gauche il faisait virer le drapeau. Tout cela fut fait si vivement, avec tant d’assurance et de résolution, d’un tel entrain, d’une telle vigueur, que la farandole se laissa conduire et placer sans résistance aux bancs désignés. Cette manœuvre fut décisive ; la farandole se trouvait ainsi tout à fait isolée, à égale distance de ses alliés de Lardeyron et des jeunes gens de Lamanosc, engagée très avant dans la cohue des femmes, des vieillards, des marmots, au milieu des bourgeois, des belles dames et des paniers, coupée en plusieurs bandes, cernée, neutralisée de tous côtés par l’élément pacifique. Déjà démoralisée par l’humiliation de son chef, le maire la désorganisait à fond en lui enlevant le tambour et le drapeau, et quand il leur dit : — Allons, les enfans, les mains libres et les mouchoirs dans les poches ! a-t-on jamais fait la farandole quand on est assis pour la comédie ? — tous ces mutins obéirent avec une précision mécanique comme des soldats prussiens. Le maire remonta aussitôt lentement les degrés de l’amphithéâtre, se retournant à chaque pas, et toujours salué par des acclamations enthousiastes.