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répétitions, et M. Cazalis était convaincu qu’elle obéissait à quelque ordre secret de la tante. — Ma sœur aura fini par lui monter la tête contre la Mort de César, disait-il ; c’est une tyrannie incroyable ; parce que Mlle  Blandine n’aime pas la tragédie, il faut que ma fille en ait horreur.

Le lieutenant déployait un grand zèle, il était toujours prêt ; on le rencontrait partout le Voltaire à la main, et, comme tout service vaut un service au dire des paysans, les tragédiens ne laissaient échapper aucune occasion de se rendre utiles à leur directeur. Après la répétition, ils trouvaient toujours des prétextes pour travailler au bien de la Pioline. Tantôt c’était un chemin à empierrer, une muraille à soutenir, à couronner de grosses pierres, des talus à relever, à gazonner ; tantôt il fallait d’urgence tailler les saules, les haies vives, curer les fossés, vider l’écluse, — ou bien encore c’étaient des arrosages de prés, des sarclages de garances. Le lieutenant se mettait en colère, et pour les congédier de force, il jurait ses plus beaux jurons de marine, avec des menaces terribles contre ces envahisseurs qui violaient son domicile : on n’en travaillait qu’avec plus d’ardeur, et lorsque M. Cazalis mettait le syphon au barricel de muscat pour rafraîchir ses hommes au départ, ces braves gens donnaient encore un bon coup de main dans les champs, avant de reprendre le chemin de Lamanosc, surtout si la lune était claire, — si bien que la Pioline était tenue comme un jardin. Quant aux chasseurs de la bande, ils ne restaient pas oisifs ; les plus beaux coups de fusil se tiraient pour les Cazalis, et les gibiers les plus rares pendaient au croc de la Zounet.

Le soir, au retour de l’ouvrage, les paysans qui n’étaient pas de la troupe tragique s’en allaient sur l’emplacement du théâtre pour piocher, terrasser ou brouetter des sables, des pierres, des gazons. Les hommes des corps d’état travaillaient de leur côté très vaillamment à établir les charpentes, plancheyer le théâtre, étayer les gradins, dresser les cloisons, les mâts et les échafaudages. Il y en avait de bien habiles, et chacun faisait de son mieux, charrons, menuisiers, serruriers, maçons. Les plus experts ajustaient les décors. Les enfans allaient à Ventoux couper des buis et des ramures vertes pour les poteaux et les arcs de triomphe. Pour façonner les costumes, les draperies, les tentures, les femmes veillaient très avant dans la nuit. On cousait d’une ardeur sans égale, les aiguilles allaient comme les langues, et les langues comme le vent. Partout c’était la même animation, le même entrain. Cette tragédie (’-tait vraiment l’œuvre de tous. Riches et pauvres, grands et petits, chacun aidait aux préparatifs, et de tous ses moyens : l’un venait au théâtre avec ses mules, ’autre avec son ânesse ; le maire prêtait ses voitures et le balayeur sa brouette ; tous les ménages se dépouillaient, les dons provoquaient