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près l’Essai analytique, Bonnet aborde le grand et mystérieux problème de la génération. C’était revenir à l’histoire naturelle, mais cette fois avec l’imagination pour microscope, car, bien qu’il s’appuyât sur ses anciennes expériences et qu’il ait eu pour lui les observations de son ami Haller, sa théorie de l’emboîtement des êtres, brillante expansion de l’idée de Malebranche sur la préexistence des germes, échappe à la démonstration physique, et Bonnet entrait ici, toutes voiles déployées, dans l’océan sans rives et sans port des hypothèses philosophiques. En son ancienne qualité d’observateur exact et consciencieux, s’il avait jamais eu quelques doutes sur l’usage légitime de l’hypothèse dans les sciences expérimentales, il s’était bien défait de ces scrupules : il était persuadé et déclarait hardiment que les conjectures sont les étincelles au feu desquelles la bonne physique allume le flambeau de l’expérience. Et au moment d’exposer ce qu’il appelle lui-même ses songes sur la génération, il se justifie d’avance : «Je loue la modeste timidité des physiciens qui s’en tiennent aux faits, mais je ne saurais blâmer la hardiesse ingénieuse de ceux qui entreprennent quelquefois de pénétrer au-delà. Laissons agir l’imagination, mais que la raison tienne toujours la bride de ce coursier dangereux. Tournons-nous de tous les côtés, formons de nouvelles conjectures, enfantons de nouvelles hypothèses, mais souvenons-nous toujours que ce ne sont que des conjectures et des hypothèses, et ne les mettons jamais à la place des faits. » Ailleurs il dit encore : « Inquiète, ardente, active, la raison ne peut s’arrêter aux effets. Elle veut voir au-delà. Craignons de la trop gêner dans ses mouvemens. Son activité pourrait en recevoir de fâcheuses atteintes. Il vaut mieux que la raison s’écarte quelquefois en cherchant le vrai que si elle était moins ardente à le chercher. Ne nous refusons clone point à l’esprit de système, cultivons même cet esprit jusqu’à un certain point : c’est souvent une très bonne lunette qui nous aide à découvrir des objets fort éloignés. » C’est bien parler pour la science : elle doit beaucoup aux écarts des génies aventureux, mais ces utiles téméraires paient d’un grand prix les services qu’ils lui rendent; leurs erreurs ne restent pas, ou l’on ne s’en souvient qu’aux dépens de leur mémoire; les molécules organiques, l’emboîtement des germes, l’échelle des êtres, où Buffon et Bonnet ont épuisé les efforts de leur grande intelligence, n’ont laissé ni à l’un ni à l’autre toute la gloire qu’ils méritaient.

Le système de Bonnet venait se heurter tout droit contre les molécules organiques de Buffon, doctrine que l’illustre historien de la nature préférait à tous les autres enfans de sa magnifique et vaste imagination. Le président de Brosses, à qui Bonnet avait annoncé d’avance son travail sur les corps organisés, lui écrivait : « J’attends votre traité et vos expériences avec autant d’impatience que