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paraître qu’il faut chercher l’origine de la corruption du goût. La Fontaine se moquait à bon droit des petits princes qui veulent avoir des ambassadeurs, des marquis à demi ruinés qui veulent avoir des pages. Aujourd’hui sans doute il raillerait avec un égal empressement les grands seigneurs de la Bourse qui se font faire à leur usage un abrégé d’Amboise, de Fontainebleau et de Versailles, en ayant soin de n’employer que la pâte de carton. Ce ne sont pas en effet les orfèvres et les ébénistes qui méritent la plus grosse part de blâme : ils ne font que travailler selon le caprice du public, et fussent-ils capables de produire des œuvres plus pures, il est probable qu’ils ne changeraient pas de méthode. Chacun veut briller et simuler l’opulence à peu de frais. Or l’argenterie repoussée et le chêne sculpté ne pourraient convenir à de tels cliens.

Je ne m’étonne donc pas que les modèles exposés au Palais de l’Industrie ne s’accordent pas avec les données de l’histoire, et manquent d’unité quand ils ne sont pas dépourvus d’élégance. Qu’on cherche à produire le pain et la viande à bon marché, rien de mieux, rien de plus désirable. Quand il s’agit des arts de luxe, le bon marché n’est qu’une question secondaire, et dès qu’on veut en faire, dès qu’on en fait une question de premier ordre, les intérêts du goût sont compromis. Qu’arrive-t-il en effet ? L’orfèvre ou l’ébéniste qui possède chez lui d’habiles ouvriers, mais qui est incapable de concevoir, de dessiner lui-même le profil d’une aiguière ou d’un buffet, ne consulte pas les hommes qu’il devrait consulter, parce qu’il craint d’avoir à les payer trop cher. Au lieu de s’adresser au crayon d’un peintre, à l’ébauchoir d’un sculpteur qui seraient pour lui un guide sûr et fidèle, il prend à l’année un ouvrier modeleur qui n’a pas eu le loisir d’étudier les transformations du style dans les arts du dessin. Le modeleur a beau faire preuve d’adresse, quelquefois même d’imagination, il ne peut enseigner à son patron ce qu’il ignore. La plupart du temps il copie ce qu’il a vu, sans savoir à quelle époque appartient la figure qu’il reproduit. Pourvu que le morceau modelé offre à l’œil une masse agréable et facile à fondre, ou facile à tailler dans le bois, le patron se déclare satisfait, et l’acheteur est volontiers du même avis.

De la part de l’ébéniste et de l’orfèvre, ne pas consulter les hommes du métier est déjà une faute grave ; malheureusement ce n’est pas la seule qu’ils commettent. Pour satisfaire les exigences des marquis sans domaines qui veulent avoir des pages, des bourgeois gentilshommes qui veulent éblouir les yeux, ils lésinent sur la quantité, sur la qualité de la matière. L’un estampe ce qui devrait être fondu ou ciselé ; l’autre prend le poirier pour le transformer en ébène. Dans l’industrie du bronze, il se passe quelque chose de pire encore.