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nationale. Une des plus grandes erreurs de notre époque est de croire que la force morale peut quelque chose toute seule, de penser qu’il y a un divorce radical entre la force morale et la force matérielle réglée. Telle est l’erreur dans laquelle sont tombés notamment les révolutionnaires modernes; ils acceptent bien la force, mais sous sa forme anarchique; toute autre leur est antipathique. Les patriotes italiens qui comptent sur les explosions populaires pour accomplir la régénération de l’Italie sont le jouet de la plus funeste et de la plus coupable illusion. Les explosions populaires peuvent renverser un gouvernement; mais où a-t-on jamais vu qu’elles aient fondé une nationalité? Excellentes pour détruire et renverser, elles peuvent momentanément assurer le triomphe d’une cause : elles sont impuissantes à établir la durée de ce triomphe. Une cause n’est donc jamais victorieuse que lorsqu’elle a des forces normales à sa disposition; jusque-là c’est une âme sans corps. Mais lorsqu’une idée s’est transformée en un gouvernement régulier, lorsqu’au lieu de dons volontaires et d’aumônes privées elle a un budget régulier, lorsqu’au lieu de corps francs elle a une armée composée d’escadrons et de bataillons soldés et recrutés par l’état, lorsqu’elle peut contracter des emprunts, qu’elle a le droit de siéger aux congrès, qu’elle peut conclure des alliances, construire des navires et fondre des canons, alors elle est réellement une puissance, et, quelles que soient les vicissitudes de sa fortune, ses revers sur les champs de bataille, ses fautes dans les conseils des peuples, elle est sûre de se relever toujours. Tout au contraire, une idée qui reste à l’état moral pur, qui compte pour triompher sur le seul enthousiasme et sur la force populaire, cette idée, une fois abattue, ne se relève plus. L’enthousiasme, comme tout ce qui est individuel, s’éteint avec l’enthousiaste. Une idée morale, lorsqu’elle s’est produite, doit donc s’incarner dans un fait destiné à durer après la disparition des générations qui l’ont adoptée, ou bien elle risque fort de passer avec elles et d’être bientôt oubliée. La réforme offre une preuve mémorable de cette vérité. Nul doute qu’elle n’eût disparu, si elle s’était confiée à la seule force morale et à l’enthousiasme des contemporains; mais elle s’incarna en faits politiques solides et durables, elle forma des sociétés non-seulement religieuses, mais civiles, et elle fut à jamais triomphante du jour où elle eut ses dynasties à elle, ses armées et ses budgets à elle. Or il existe un gouvernement qui représente ces élémens de force nécessaires à toute idée morale. Le gouvernement de Piémont représente pour l’idée de la nationalité italienne ce que la république de Genève, les Provinces-Unies et la Suède ont représenté successivement pour la réformation. Comment pourrait-il y avoir des hommes assez aveugles pour confier au hasard et aux forces du