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encore d’avoir donné à la nature un temps que la jeunesse la plus studieuse donne trop à la lecture. J’ai senti cet inconvénient par instinct, et me suis rapproché de la nature contre la coutume des Allemands. Je compare la nature à une mine : on n’a qu’à la creuser pour y trouver des minéraux utiles. Le savoir est une caisse pleine d’argent monnayé; rien ne se produit au comptant des richesses déjà existantes. Le savant allemand n’est qu’un caissier. »


Haller mort, Charles Bonnet adressa la suite de ses confidences biographiques à son parent et compatriote Trembley, l’historien des polypes, un autre maître dans l’art d’observer la nature et de n’y voir que ce qui y est. Trembley avait voyagé, il avait vécu en Hollande et en Angleterre, séjourné en France; dans ses lettres, il entretenait Bonnet des savans illustres avec lesquels il avait lié commerce. Montesquieu était du nombre; revenant de La Brède dans l’automne de 1752, le naturaliste genevois écrivait à Bonnet : « J’ai passé trois jours à la campagne chez M. de Montesquieu. Je ne puis vous exprimer, mon cher ami, les délices que j’ai goûtées pendant ce séjour. Que de belles, que d’agréables choses j’ai entendues! Que penserez-vous de conversations avec un tel homme, qui commençaient à une heure après midi et qui ne finissaient qu’à onze heures du soir? Tantôt vous auriez entendu traiter les sujets les plus relevés, et tantôt vous auriez entendu rire de grand cœur à l’occasion de quelque conte exquis. Nous avons traité quelques matières qui m’ont bien fait penser à vous. J’ai beaucoup parlé agriculture avec M. de Montesquieu. Si mademoiselle votre sœur savait comment il pense sur la vie des champs, elle serait bien glorieuse. Dans une conversation que nous avions sur ce sujet, il s’écria : O fortunatos !... Il ajouta ensuite : « J’ai souvent pensé à mettre ces paroles au frontispice de ma maison. »

On doit croire que ces détails sur Montesquieu trouvaient bon accueil chez Bonnet. Nous avons vu le jeune naturaliste bâiller de bon cœur aux entretiens de ses amis sur la métaphysique; maintenant il y prenait le plus vif intérêt. Il faisait partie de deux sociétés philosophiques que Genève possédait alors, où d’excellens esprits débattaient familièrement entre eux des questions de philosophie. L’une de ces sociétés, composée de Bonnet et de trois de ses amis, se réunissait chaque samedi pour traiter les sujets les plus importans de la philosophie, de la morale et de la religion; l’autre comptait quelques-uns des hommes les plus distingués de cette aristocratie de Genève, qui était alors avant tout une aristocratie vraiment brillante de talens et d’esprits supérieurs. Tels étaient, avec Bonnet, les professeurs Calandrini, Cramer et Jallabert, physicien connu par ses observations importantes sur l’électricité, et enfin le procureur-général Tronchin, le même à qui Rousseau s’adresse dans ses Lettres de la Montagne. Un soir, dans une des assemblées de ce