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appelle une des principales époques de sa vie pensante : « Dans l’hiver de 1748, il m’arriva de lire pour la première fois la fameuse Théodicée, que je ne connaissais un peu que par le bel éloge que l’historien de l’Académie des Sciences avait fait de son immortel auteur. Cette lecture agrandit merveilleusement le champ de ma vision et me fournit une riche matière pour des spéculations d’un ordre plus relevé. La Théodicée fut pour mon esprit une espèce de télescope qui me découvrit un autre univers dont la vue me parut une perspective enchantée, je dirais presque magique. Je ne pouvais quitter ce palais des destinées où j’étais entré avec le grand-prêtre de Jupiter; j’y recueillais avec avidité les oracles de la sagesse, et je m’efforçais d’en pénétrer le sens profond. Je ne me lassais point d’admirer la sublimité et la fécondité des principes qu’ils enveloppaient. Toutes les difficultés sur l’origine du mal physique et du mal moral, qui avaient souvent torturé mon esprit, semblaient s’aplanir à mes yeux, et déjà je croyais tenir le mot de cette grande énigme. Vous pensez bien pourtant, mon illustre ami, que je ne saisissais pas également toutes les parties de la Théodicée : il y en avait où je ne comprenais à peu près rien, et d’autres où je n’entrevoyais que confusément la pensée de l’auteur. Ce ne fut proprement que la liberté et l’optimisme que je saisis fortement dans la Théodicée; une doctrine si consolante était bien faite pour s’incorporer à mon être, car elle était merveilleusement appropriée à mes circonstances individuelles. Je la goûtais même d’autant plus qu’elle me donnait les plus hautes idées de la sagesse et de la bonté du Grand-Être qui avait réglé de toute éternité les destinées de tous les êtres. J’étais enchanté d’entendre notre Platon moderne déclarer dans les sentimens de la piété la plus éclairée que c’était très philosophiquement, et même dans toute la rigueur philosophique, que le Sauveur du monde avait dit qu’un passereau ne tombait pas en terre sans la permission de notre Père, et que tous les cheveux de notre tête étaient comptés. Au reste, quoique les parties les plus transcendantes de la Théodicée ne fussent pas encore à ma portée, elles ne laissèrent pas de me familiariser un peu plus avec les abstractions, et mon entendement en acquit une certaine force qui ne tarda pas à se déployer dans d’autres méditations. Je voudrais que les gens de lettres qui écrivent leur propre vie ne négligeassent pas de faire connaître tous les auteurs auxquels ils ont dû quelque chose; ce ne serait pas seulement un tribut de reconnaissance qu’ils paieraient à leurs bienfaiteurs, ce seraient encore des particularités intéressantes pour les lecteurs philosophes qui se plaisent à contempler dans l’histoire littéraire la marche de l’esprit humain. »

Bonnet a raison; mais lui-même est là pour nous apprendre par