Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/632

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il est isolé au milieu de l’Europe et ouvert à tous ses voisins pendant que ses voisins se gardent avec une défiance ombrageuse. À l’intérieur, il n’a rien imaginé de ce qui fait le souci des autres états, ni faveurs pour certaines classes, ni règlemens pour le travail, ni expositions publiques, ni rubans, ni croix, ni encouragemens administratifs, ni législation variable à l’infini, ni monopoles fortement constitués. Eh bien ! ce petit pays, si dépourvu, si oublié, pour lequel le ciel a si peu fait et qui semble s’abandonner lui-même, a pourtant des industries, et des industries dignes d’attention, une légion de manufacturiers et des plus méritans. — Comment s’y prennent-ils donc, ces déshérités ? comment font-ils pour lutter contre les états qui ont une organisation si savante ? Ils font du mieux qu’ils peuvent, et c’est tout leur secret ; ils achètent où il leur convient d’acheter, vendent où il leur est possible de vendre. S’ils n’ont ni charbon, ni blé, ni fer, ni machines, ni coton, ni soie, ils ont l’argent, qui en procure, et sont libres d’aller prendre ces objets là où ils les trouvent à plus bas prix et de meilleure qualité. C’est leur seul avantage, et il paraît que cet avantage leur suffit ; ils laissent aux autres les méthodes raffinées et font doucement leur chemin ; ils n’envient ni ne se plaignent.

Il est vrai qu’à cette liberté d’action, à cette tolérance sans limites, la Suisse unit des conditions qui ne se rencontrent point ailleurs. Nulle part l’industrie n’est aussi patriarcale ni plus étroitement liée aux travaux des champs. C’est surtout durant les longues veillées d’hiver et près du foyer de famille qu’elle s’exerce avec le plus de fruit. C’est là aussi qu’elle est née, à la suite des persécutions religieuses dont eurent à souffrir l’Italie aux XIIIe et XIVe siècles et les Pays-Bas sous la domination espagnole. On comprend combien cette situation est favorable à l’exercice d’une industrie : le salaire, ainsi combiné, ne compte plus comme le principal dans les moyens d’existence, il n’en est que l’accessoire ; il peut être réduit sans inconvénient et du gré de celui qui le reçoit comme de celui qui le paie. Si modéré qu’on le suppose, il apporte un peu d’aisance dans la maison ou bien y constitue une épargne. Aux champs d’ailleurs, les mœurs sont simples et les goûts sont bornés ; le spectacle du luxe n’y conduit point à l’envie, on n’est exposé ni aux dépenses ni aux séductions des villes : il n’est pas jusqu’à ce mélange de travaux qui ne soit salutaire pour le corps et sain pour les âmes. En revanche, le cadre de l’industrie y est forcément restreint ; il faut qu’elle écarte tout ce qui est invention, s’en tienne aux produits élémentaires, aux objets d’une vente courante et d’un débit constant. C’est ce que la Suisse a compris ; ses métiers ne tissent pas ou ne tissent que fort peu d’étoffes façonnées dont les dispositions varient et dont la vogue