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Napoléon; il poussait même la dissimulation jusqu’aux dernières limites d’une politique froidement perfide et sourde à quelques-uns des sentimens les plus sacrés de l’humanité. Entre la France et lui, la lutte n’était plus égale, les armes n’étaient plus les mêmes.

On sait la fin de ce triste drame. Nous n’aurons pas besoin de suivre Bernadotte jusque dans la plaine de Leipzig et jusque dans Paris, où il osa rentrer. Il suffit à notre sujet d’avoir montré comment s’est fondée l’alliance de 1810 entre la Suède et la Russie. En premier lieu, nous avons recueilli le solennel témoignage de l’histoire, recommandant à la France de ne pas dédaigner, entre les peuples secondaires dont sa politique doit ménageries affections, les peuples du Nord, si bien placés pour exercer une utile influence dans la question orientale, et si intéressés eux-mêmes à intervenir dans ce grand débat. Nous avons en second lieu prouvé, de telle façon qu’on ne puisse plus employer à propos de Bernadotte l’argument contraire, que l’alliance avec la Russie s’est faite en 1812 malgré la nation suédoise, en dépit de ses vœux hautement prononcés, et à peu près à son insu. — Mais qu’importe, diront les défenseurs de cette politique, si Bernadotte a eu raison malgré la Suède, qui ne comprenait pas alors ses propres intérêts? Qu’importe, si Bernadotte, comme nous le soutenons, a su lui tout seul revendiquer l’indépendance de la Suède, assurer son repos, et, nouveau Gustave-Adolphe, procurer l’affranchissement de l’Europe entière? Le sacrifice de ses premières affections et l’aveuglement passager des Suédois, aujourd’hui reconnaissans, ne font que grandir sa gloire. — L’objection peut sembler sérieuse, mais elle ne résistera pas, si nous démontrons que la politique de Bernadotte n’a produit pour l’Europe et la Suède elle-même qu’humiliations et périls. Les sympathies des Suédois pour la cause occidentale en 1855 sont absolument identiques à leurs sympathies pour la France en 1812, et bien rarement il arrive que les instincts des peuples soient longtemps contraires à leurs véritables intérêts. Nous verrons d’ailleurs de quelle manière la Russie a payé sa dette à Bernadotte, si l’annexion de la Norvège a compensé la perte de la Finlande, si la Suède a maintenant plus d’indépendance et de dignité dans ses rapports avec l’Europe; nous verrons enfin qui des deux joueurs fut le plus rusé, et lequel profita réellement à ce jeu terrible de la guerre et de la diplomatie !


A. GEFFROY.