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pensez-vous, deux cent mille hommes, dit-il; je vous en donne quatre cent mille pour cette expédition, et je verrai avec plaisir les destinées de la France entre vos mains. » Bernadotte répondit qu’il n’avait pas jeté les yeux sur le trône de France, que ce ne serait pas avec une armée russe et comme lieutenant du tsar qu’il penserait réussir, et qu’il lui faudrait deux cent mille hommes réellement à lui. — Quelle que fût sa pensée secrète, il est certain qu’il fit à Alexandre toutes les concessions que le tsar parut désirer. Il lui avait d’abord demandé pour prix d’une diversion contre l’aile gauche des Français, s’ils menaçaient Saint-Pétersbourg, de lui remettre la Finlande en gage jusqu’à ce que la Suède eut acquis la Norvège; mais Alexandre se bouchait les oreilles toutes les fois qu’il entendait parler de la Finlande. Bernadotte rabattit ses prétentions au pays compris entre le Kemi et le Kalix, pays suédois d’origine, et que les négociateurs russes, lors de la malheureuse paix de Frederikshamn, avaient fait comprendre dans la Finlande; Alexandre resta sourd. Il demanda au moins les Aland; mais croyait-il donc qu’Alexandre y eût construit des fortifications déjà redoutables pour qu’elles devinssent un boulevard suédois? Au moins fallait-il que la Russie accordât des subsides; c’était le grand mot dans les feintes négociations avec la France : « Nous sommes pauvres, il nous faut de l’argent. » Bernadotte en demanda instamment à Alexandre, et n’en obtint pas; on lui permit seulement de faire un emprunt de 1,500,000 roubles, dont les trois quarts furent payables en grains et farine, et avec des conditions de remboursement sévères et minutieuses.

En somme, dans les vastes plans de démembrement et de partage que projetèrent à Abo les futurs vainqueurs, on ne voit pas que les avantages fussent pour Bernadotte en rapport avec ceux qu’il offrait lui-même à la Russie. La Suède devait acquérir, outre la Norvège, les îles danoises de Sélande et de Bornholm; on donnerait en compensation au Danemark Brème, Verden, Lübeck, Hambourg et une partie du Mecklenbourg. On marierait le prince Oscar à la plus jeune princesse danoise, et un traité de famille unirait les trois branches holsteinoises qui étaient en possession des trônes du Nord, Suède, Danemark et Russie. L’intercession de la Russie procurerait à la Suède l’alliance, les garanties et s’il était possible les subsides de l’Angleterre. — Voilà uniquement de quels profits il était présentement question pour Bernadotte. — En revanche il devait, — retardant l’expédition contre le Danemark, par laquelle cependant il avait espéré s’assurer la Norvège, et qu’il avait paru longtemps décidé à faire accepter avant toute autre opération militaire, — faire une descente en Allemagne et coopérer activement à la guerre contre la