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insistait sur les violences qu’on reprochait à Napoléon, et sur la nécessité absolue d’y répondre par une attitude ferme et hardie. Il instruisait ensuite les membres du comité des négociations déjà entamées pour une alliance avec la Russie et l’acquisition de la Norvège. Cette communication devait rester secrète; mais soit par suite de quelques indiscrétions, soit que l’empressement du prince royal à maîtriser l’opinion fût devenu facile à pénétrer, le bruit se répandit bientôt que le gouvernement, en cas de guerre européenne, était résolu à prendre parti contre la France, et cette nouvelle fut accueillie partout avec stupéfaction. Bernadotte s’attendait à cette surprise; il redoubla d’activité, multiplia ces entretiens particuliers par lesquels il se flattait, non sans raison, d’étonner et d’éblouir, ne négligea ni scènes à éclat ni coups de théâtre, fit venir devant Charles XIII les principaux membres des états, et leur déclara qu’il voyait croître la désunion parmi les différens ordres de la diète, qu’il saurait bien distinguer les fauteurs de ces divisions, et que l’intérêt de l’état, dans le péril actuel, exigeait absolument un accord parfait des chambres avec le gouvernement. Pour aider à accomplir cette unanimité si désirable, il pressa la diète de voter en toute hâte la loi sur la liberté de la presse, qui introduisait la censure. Tenant d’une main cette arme, de l’autre organisant une presse toute mercenaire et docile, Bernadotte subjugua l’opinion publique et l’entraîna avec lui.

Toute soumise que la nation dût paraître après qu’on lui eut fait accepter les premières maximes de la politique de 1812, on peut cependant affirmer que, si Bernadotte ne lui avait mis sur les yeux un bien épais bandeau, elle ne l’aurait pas suivi dans toutes ses combinaisons et dans tous ses calculs, par exemple lors de la fameuse entrevue d’Abo.

On sait avec quelle rapidité fut poussée l’expédition de Russie, commencée trop tardivement il est vrai. Le Niémen était franchi le 25 juin, Vilna occupée trois jours après, Witepsk le 28 juillet, Smolensk le 17 août. Alexandre tremblait, non sans raison. Il n’avait d’abord que cent quarante mille hommes contre les quatre cent mille que Napoléon avait jetés au-delà du Niémen. Un désordre inoui régnait dans son quartier-général depuis l’ouverture des hostilités. Personne pour commander, pas un chef assez respecté pour imposer sa volonté aux autres par la supériorité des vues ou la fermeté des résolutions; chacun des nombreux généraux qui entouraient l’empereur apportait son avis, dicté par les circonstances, et prétendait le faire seul valoir. Le prince royal de Suède avait bien donné quelques conseils qui suffisaient, l’expérience le prouva, pour préparer notre perte; mais, fidèle à sa politique impénétrable, il espérait peut-être encore, l’Angleterre ne s’étant pas liée