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artificielle, il ne forcera plus son talent; il reviendra à l’étude, à la critique, à l’histoire des idées, et s’il veut écrire encore un roman, il n’abandonnera plus le tableau de la réalité pour s’amuser à des conjectures qui falsifient l’histoire. M. Otto Müller dans sa Charlotte Ackermann, M. Hermann Kurz dans le Sonnenwirth, lui montrent ce que peut une imagination saine appuyée sur le vrai.

Les trois livres dont je viens de parler nous peignent sous différens aspects le même pays et la même société : c’est l’Allemagne lettrée, l’Allemagne populaire, l’Allemagne religieuse au XVIIIe siècle. Il y a encore bien d’autres sujets à mettre en œuvre pour compléter cette grande étude des mœurs allemandes. Il y a l’Allemagne depuis 89, l’Allemagne qui essaie de passer de la rêverie à l’action, et qui retombe dans son fiévreux sommeil, l’Allemagne démagogue, l’Allemagne athée, l’Allemagne politique, qui s’incline ou se débat sous la main de la Russie; il y a aussi l’Allemagne financière et celle dont les vieilles mœurs disparaissent dans le mouvement industriel du siècle. Ce dernier sujet particulièrement est bien digne de tenter quelque énergique penseur. Tandis qu’un concert de voix banales fait de l’industrie la divinité de notre âge, l’historien des mœurs doit soumettre à une analyse attentive ces enivrans et redoutables triomphes. Il est facile d’écrire des phrases sonores sur les conquêtes de la science et sur l’asservissement de la matière; il est plus difficile de marquer exactement les conditions qui font de ces conquêtes un progrès, il est plus difficile surtout d’empêcher que cette matière vaincue ne prenne de terribles revanches. L’industrie n’a été appréciée que par des économistes : quand sera-t-elle jugée par les philosophes? Cette puissance énorme qui s’accroît chaque jour, qui touche à des intérêts si variés, qui peut faire tant de bien et tant de mal, cette puissance qui a produit insensiblement de si profondes révolutions dans les mœurs, il appartiendrait à un observateur pénétrant de lui arracher ses secrets. Déjà, dans son Lazare, le vigoureux auteur des Iambes a indiqué à grands traits l’ensemble du tableau; le roman, sous la plume d’un moraliste et d’un peintre, se prêterait merveilleusement à l’investigation des détails. Ce serait sa tâche de pénétrer dans les familles, d’étudier les hommes aux prises avec ces intérêts nouveaux, de montrer quelles passions s’y développent, quelles convoitises s’y allument, et quelle provision de vertus plus fortes est nécessaire dans ce tourbillon agrandi de l’activité humaine.

Félicitons tout d’abord M. Ernest Willkomm d’avoir voulu se mesurer avec ces grands sujets. J’aperçois là, outre le courage de la pensée, un sentiment d’opportunité morale qui est déjà un titre. Seulement M. Willkomm était-il suffisamment préparé à son œuvre? J’avais là-dessus quelques doutes, et la lecture du roman n’a que trop justifié mes craintes. M. Willkomm appartient à la même