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même qu’elle mettait à dissimuler ses antipathies était pour lui une souffrance ; par respect pour Sabine et ses volontés tout autant que par fierté blessée, il songeait déjà à rompre de lui-même.

Lucien s’était assis : la tante lui tirait toujours de grandes révérences à la Louis XV ; puis c’étaient des saluts, des saluts à n’en plus finir, des manières du plus grand style. Lucien voyait bien quelles colères secrètes fermentaient sous ce calme emprunté, quels dépits, quelles impatiences ; dans un premier mouvement d’espièglerie, il s’amusa à l’irriter par sa froideur et sa retenue, et déjà la tante s’était si fort enferrée dans ses politesses, qu’elle ne savait plus comment revenir à la charge ; elle se contenait à grand’peine dans ce rôle de dignité guindée. Elle allait éclater lorsque Lucien se leva et prit congé d’elle avec une courtoisie ironique, en affectant toujours de prendre très au sérieux ces cérémonies. Le lieutenant s’empressa de le reconduire, trop heureux d’en finir, sans avoir rien décidé, car c’était un grand ajourneur de crises ; il croyait tout sauvé dès qu’il avait pu remettre les choses au lendemain. — Le tout est de gagner du temps, disait-il ; tout ça s’arrangera. On ne sait pas ce qui peut arriver. — En rentrant, il était tout heureux de ce qu’il appelait une solution. Un orage terrible l’attendait.

Mlle  Blandine aurait voulu que sa nièce assistât à ces explications. Sabine s’y était refusée ; dans la crainte d’une surprise, elle était sortie avant l’arrivée de Lucien, et pour avoir un prétexte de promenade, elle conduisit sa chèvre assez loin dans le haut des Pâtys. Elle suivit d’abord la ravine qui longe le petit bois ; mais tout est brouté autour des aires, et pour que la chèvre pût trouver sa vie sous les buissons, il fallut monter jusqu’aux défrichemens du Plan-des-Amandiers. Au milieu des jeunes cerisiers sauvages, elle s’arrêta pour planter le piquet de la chèvre. Elle venait à peine de s’asseoir et relevait la tête pour fixer sa quenouille, lorsqu’elle aperçut Marcel et Damianet qui descendaient sur l’autre rive avec leurs mules chargées de genêts épineux. Les deux frères devaient forcément passer devant Sabine, en suivant cet étroit sentier qui tourne dans la ravine. Elle les vit arriver et se hâta de plier son ouvrage et de retirer le piquet ; mais, dans son empressement, elle lâcha la corde, et la chèvre, se sentant libre, prit sa course du côté du chemin. Sabine la poursuivit en essayant de ressaisir la corde, qui traînait à terre. La chèvre, toujours cabriolant, courut jusqu’au pont de sable qui reliait les deux rives : c’était une sorte d’arcade creusée par les eaux entre ces collines, et que les orages d’automne ont emportée il y a quelques années. Au milieu de ce pont, la chèvre s’arrêta, narguant sa maîtresse. Marcel était descendu en courant sous le pont. La chèvre, se voyant couper la retraite, sauta dans le torrent, et la