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clés, insignes de ses nouvelles fonctions : dans la matinée, il avait été élevé à la dignité de sommelier provisoire.

— Jour du ciel ! ce sont mes clés ! s’écria la Zounet.

Cascayot, se voyant poursuivi, sauta sur un arbre, et du haut des branches il faisait tinter ses clés en narguant la servante.

— Ah ! vous voilà, chère sœur, dit le lieutenant en courant au-devant de Mlle  Blandine ; déjà de retour ! Quelle chance ! Vous arrivez à temps. Dix heures précises : nous n’attendons plus que Marcel ; il ne doit pas être loin. Sergent Tistet, un coup de cloche pour l’avertir. — Messieurs, dit-il aux acteurs, voici ma sœur Blandine : c’est elle qui vous fera les honneurs de la fête. Ma chère sœur, donnez vos ordres pour que tout marche à ravir. Entrons, mes amis.

En entendant sonner la cloche qui annonçait l’arrivée des acteurs, Mlle  Sabine était sortie précipitamment ; elle traversait le salon lorsque son père l’aperçut, et sur un signe de Lucien il la rappela. — Tiens, ma fille, dit-il, prends le Voltaire et reste avec nous pour diriger cet acte : c’est notre ami Lucien qui t’en prie, il n’osait pas te le dire.

Les tragédiens entraient en ce moment par la porte de la cuisine. À la vue de Marcel, Mlle  Sabine eut un violent souvenir de la scène de la veille ; elle se rappela les injures de Lucien, ses parodies, ses mensonges. Toute la nuit elle s’était accusée de lâcheté ; elle se reprochait amèrement d’avoir laissé insulter celui qu’elle aimait. D’un premier mouvement spontané, irréfléchi, elle s’avança vers Marcel sans bien savoir ce qu’elle allait faire, mais dans le ferme dessein de lui rendre témoignage. Elle hésitait encore à l’aborder, lorsque Lucien s’approcha d’elle familièrement, et d’un regard ironique il lui désigna Marcel comme pour donner suite aux moqueries de la veille. Elle se sentit outragée par ces airs de connivence ; repoussant l’odieuse complicité qu’on lui voulait imposer, elle écarta Lucien avec mépris, et n’hésitant plus, s’exaltant dans son amour, d’une grande assurance elle traversa la foule clés acteurs, tête haute, l’orgueil et la joie dans les yeux ; elle alla droit à Marcel, et devant tous lui tendit la main.

— Très bien ! ma Sabine, dit le lieutenant. Notre ami Sendric, soyez le bienvenu. Pourquoi devenez-vous si rare ? Tenez, donnez le Voltaire à ma fille, je veux qu’elle dirige ce premier acte.

Mlle  Sabine était déjà loin ; elle courait derrière l’allée des cyprès, du côté des Patys. Effrayée de ce qu’elle venait de faire, elle s’était enfuie par la petite porte en évitant de passer devant la tante Blandine ; mais tante Blandine n’avait rien vu, rien entendu. Enfouie dans son fauteuil, tête basse, le nez sur son tricot, la tante rêvait aux moyens de réfréner les grandes audaces de son frère