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Sabine. Il parlait de la Sendrique avec mépris, elle se sentait entraînée à l’aimer, à la chérir comme une mère ; il traçait de Marcel un portrait burlesque, et toutes les lignes de cette caricature se reproduisaient en traits héroïques dans l’esprit de Sabine. Bientôt, par la magie de cet amour qui s’éveillait en elle, la vie entière de Marcel lui apparut, la vie de Marcel et celle de sa mère ; elle en eut l’intuition vive ; son regard pénétrait au fond de ces âmes pures. La franchise de Marcel, le courage et l’innocence de sa jeunesse, la tendresse et la piété de la Damiane, ses sollicitudes maternelles, ses craintes, ses espérances, toutes ces choses frappaient soudainement Sabine ; elle les retrouvait dans le passé, dans le présent ; elle voyait Marcel dès ses premières années, elle le suivait de jour en jour, lui et les siens. Ces gens de Seyanne, elle les reconnaissait tous comme de vieux amis : l’honnête Mitamat, si ingénieux, si imprévoyant ; la tante Laurence, si impatiente et si dévouée ; l’oncle aveugle, sergent aux invalides d’Avignon ; le petit Damianet, toujours en maraude dans les vignes et dans les champs de fèves ; les cousines diligentes, dès l’aube à la fontaine, alertes et éveillées, tous les jours de semaine, hiver comme été, neige, bise ou soleil, les mains dans l’eau de source, camisoles flottantes, têtes et bras nus, du savon jusqu’aux coudes, à la nuit tombante chantant encore et jouant du battoir. Par les moqueries mêmes de Lucien, tout cet intérieur des Sendric lui était révélé dans sa plus franche naïveté avec un accent de vérité poétique. Elle entrait au cœur de cette famille de braves gens, dans leur vie, dans 1 m-peines : elle glorifiait leur honneur et leur pauvreté, leur constance, leurs longues épreuves ; elle touchait au vif leurs souffrances les plus cachées, elle s’y associait avec un grand élan. Ces impressions nouvelles lui revenaient comme de lointains souvenirs, et son cœur ne pouvait plus se détacher de ces douces sympathies. Sabine se rappelait alors quelle intimité absolue s’était établie entre elle et Marcel tout d’abord, le premier jour, dès qu’ils s’étaient mis. Cet accord secret de leurs âmes n’avait pas été un instant interrompu : elle le sentait, elle le savait par une divination certaine, et déjà elle pouvait affirmer que cette amitié loyale était à jamais et pour toujours au-dessus des hasards de la vie. Marcel lui était présent, elle lisait dans son cœur, elle répondait de lui comme elle répondait d’elle-même. Émue et recueillie comme si Marcel et la Damiane eussent été à ses côtés, seule avec eux, en union étroite, loin de ce monde étranger, elle n’entendait plus rien de ce qui se disait autour d’elle. Perdue dans cette rêverie profonde, attirée dans une sorte de vision intérieure, elle voyait grandir en elle l’image de Marcel, et son âme se livrait sans défense. Enchantement des choses jeunes, première heure ! Elle vivait d’une vie plus légère, d’une vie éthérée, dans les pures clartés de l’aurore.