Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/484

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par mille affinités secrètes, ils se sentaient de la même famille. Tout à coup maître Mazamet le prit à part et lui dit brusquement : — Et l’oncle Tirart ? Il m’est hostile, savez-vous, très hostile, et bien à tort, je vous le jure, car j’avais songé à le faire entrer au conseil général. Nous serions encore à temps pour le renouvellement de novembre. Le voulez-vous ? L’oncle Tirart ne voit que par vos yeux, et entre nous c’est très sage de sa part. Il se connaît en moutons, en vignobles, en garance ; il édifie une belle fortune : grand mérite ! mais tout cela ne fait pas l’homme politique. Vous comprenez bien que je ne veux en rien diminuer le maire de Lamanosc ; il a beau dire du mal de moi à qui veut l’entendre, je lui conserverai toujours une estime singulière. Ah ! le brave homme que ce père Tirart ! Quelle probité ! quelle rondeur ! Quel est donc le fou qui l’a monté contre moi ? Je tiens à gagner votre oncle, je ne vous le dissimule pas ; il m’est très dur de l’avoir pour ennemi. Je veux que ce malentendu ait un terme, et je serais doublement heureux si le père Tirart m’était ramené par vous. Il est bien entendu que si l’oncle Tirart vient à nous, j’arrête l’impression du mémoire que j’ai rédigé sur cette ridicule affaire de l’abreuvoir.

La glace était rompue ; on causa encore longuement de l’oncle Tirart, si bien que Lucien finit par s’engager très étourdiment. Il promit son oncle, les amis de l’oncle, et le père Cazalis par dessus le marché. — Comme vous y allez ! dit en riant l’avocat. Prenez garde, vous vous avancez beaucoup. Eh ! eh ! il est têtu, le brave cher homme ! Ce sera dur à enlever. Enfin vous y gagnerez vos éperons. Cinq voix ne sont pas à dédaigner ; mais c’est surtout l’amitié de l’oncle Marius que je voudrais conquérir. Je ne me pardonnerais jamais de l’avoir pour ennemi. Encore une fois, je veux qu’il soit des nôtres ; il me le faut à tout prix.

Le ciel s’était éclairci ; Lucien prit congé de l’avocat. Maître Mazamet fit tous ses efforts pour le retenir aux Rétables ; mais, comme la nuit était très belle, Lucien, qui se sentait en humeur de voyage, monta à cheval et partit à franc étrier.


IV.

Pendant une quinzaine, on attendit Lucien à la Pioline. Tous les matins, à l’heure du déjeuner, le lieutenant, se mettait en vedette sur la terrasse, armé de sa lunette marine. Lucien était par chemins et ne songeait guère à venir. M. Cazalis rentrait en maugréant contre sa sœur. — Et cet Espérit encore dont on n’entend plus parler ! disait-il ; personne ne sait ce qu’il devient. Voilà plus de six semaine-