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se reconnaître au milieu de ce grand désordre de ses idées, mais déjà il ne cédait plus comme par le passé. Par une singulière contradiction, l’insouciant, le dédaigneux Lucien se sentit alors très désireux de retenir ce rustre sous sa dépendance. Ce ne fut plus pour se divertir des transes d’un pauvre hère qu’il mit en jeu ses industries les plus subtiles, ce fut réellement par instinct despotique, pour briser cette originalité vivace et rebelle. L’espièglerie tourna peu à peu à la malignité. Ainsi malmené, Espérit devint querelleur, il prit goût aux disputes ; il s’en allait méditer dans les bois, cherchant des argumens, puis retournait auprès de Lucien, chargé de preuves, armé de pied en cap, en vainqueur, et, comme toujours, il se faisait battre honteusement. Après ces défaites, il revenait à la charge ; il s’acharnait aux controverses, il s’y jetait tête baissée, comme un sanglier dans les broussailles ; il s’enfiévrait, il s’exaspérait, il donnait des coups de boutoir dans ces fourrés épineux et n’en sortait que meurtri, déchiré, ahuri. À ces emportemens, qui l’aurait reconnu ? En moins de deux mois, Lucien était arrivé à lui donner son ardeur contentieuse, ses habitudes d’esprit et de langage âpres, inquiètes et criardes. L’honnête Espérit tournait à mal ; à tout propos il discutait, il ergotait, et d’une humeur agressive et chagrine ; pour combattre les sophismes, il se faisait sophiste. Qu’étaient devenus sa douceur, sa modestie, son enjouement ? De jour en jour il s’aigrissait davantage et tombait au plus triste état de colère et d’impuissance.


III.

Dans ses grandes perplexités, Espérit avait complètement négligé la tragédie : il avait fini par ne plus venir à la Pioline. Marcel, de son côté, était retenu très souvent à Seyanne par ses travaux du four et des embarras de famille, et Lucien se souciait de la Mort de César comme des vieilles lunes. Quant aux autres tragédiens, ils étaient pour la plupart très mécontens de la nouvelle distribution des rôles. Espérit n’étant plus là pour les remonter, ils retombèrent sous l’influence de Perdigal. Perdigal, grand semeur de querelles, avait soin d’envenimer les dépits d’acteurs, d’irriter leurs amours-propres. Déjà tous les chefs de parti, rejetés dans des rôles secondaires, s’étaient retirés de la Mort de César avec éclat. Avec les amateurs qui montraient encore quelque zèle, avec les honnêtes et les simples, il s’y prit d’une autre façon : il s’ingéniait à leur persuader que le lieutenant renonçait tout à fait à la comédie ; il leur lisait effrontément de prétendues lettres de M. Cazalis.

On était arrivé à la fin de juin, et depuis près d’un mois les