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c’est que, à côté des droits de l’homme, il y a ses devoirs, et que ces devoirs, antérieurs et supérieurs à ces droits, en sont en même temps le premier rondement et la vraie garantie. À ce titre, l’apparition en plein directoire, au lendemain des illusions généreuses de la constituante et des crimes de la terreur, des Élémens métaphysiques de la doctrine du droit et de ta vertu était, comme on dit, toute de circonstance. Les principes sont éternels, et à quelque époque de l’histoire qu’un homme de génie se mette à les décrire, la description à coup sur vient toujours en son temps ; mais ce fut en quelque sorte comme une bonne et honnête fortune morale à l’œuvre de Kant de paraître à un moment où la vive intelligence, la soudaine proclamation des droits de l’homme, avaient singulièrement oblitéré le sentiment de ses devoirs.

Par une rencontre remarquable, la traduction de M. Barni arrive à une époque qui, non moins que celle de la première révolution, a besoin aussi qu’on lui rappelle (car où elle l’a oublié eu elle s’en soucie médiocrement) qu’il n’est point de droit en ce monde dont la possession se légitime ou l’exercice se justifie autrement que par le respect et par la pratique d’un devoir. M. Barni se trouve donc très certainement, en traduisant Kant, avoir fait, lui aussi, une œuvre qui, outre qu’elle convient à tous les temps, est particulièrement à l’adresse du nôtre. Sans doute il vaudrait mieux que les Élémens métaphysiques du droit et de la vertu fussent à la portée de la généralité des intelligences, et qu’il ne fut pas nécessaire d’être un homme éclairé et instruit pour lire ces beaux ouvrages ; mais la religion du devoir a des enseignemens pour tout le monde, et pour le monde qui a des lumières aussi bien que pour celui, moins coupable aussi quand il se trompe, qui n’en a pas. Nous portons tous avec nous la mémoire, le culte, le dépôt de traditions et de droits dont la jouissance ne peut nous être assurée qu’à une condition, celle que Kant, il y a soixante ans, expliquait à nos pères, qu’ils n’ont pas comprise, et qu’il est temps, ce semble, que nous nous mettions à comprendre. Cette condition, c’est que la société française à tous ses degrés reconnaisse que l’individu a des devoirs d’abord, des droits ensuite, et non pas le contraire, comme des esprits généreux, mais chimériques, l’ont trop longtemps cru et dit. La publication de M. Barni, envisagée de ce point de vue, n’est plus seulement une œuvre de science : c’est aussi, dans le domaine du gouvernement des esprits, une bonne œuvre. C’est principalement à ce titre qu’elle nous a frappé, et c’est à ce titre surtout aussi que nous la distinguons et que nous la recommandons.

CHARLES GOURAUD.




V. DE MARS.