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Malebranche, Leibnitz, sont les frères. Il a vécu comme eux et plus exclusive Ment mâms que plusieurs d’entre eux dans ces sublimes et sereines régions du monde de la pensée, dont l’univers changeant et éphémère de faits où le reste des humains s’absorbe n’est que l’ombre toujours grossière et trop souvent souillée : C’était un philosophe dans la simple, lionne, naïve, profonde, et, malgré quelques erreurs, dans la saine acception du terme, c’est-à-dire que ce monde et sa vulgaire draperie d’agitations et d’illusions ne lui ont jamais un seul instant dérobé la vue du modèle éternel de principes dont la libre folie de l’homme peut bien en passant s’écarter, mais que pour son remords il lui est impossible d’oublier, et pour son châtiment de changer.

Il y a trois hommes dans Kant : un mathématicien astronome qui dans le sièi le d’Euler et de Lagrange a su marquer sa place et laisser un nom ; un métaphysicien qui peut être comparé à ce que tous les temps et tous les peuples ont produit dans ce domaine de plus justement illustre ; un moraliste enfin, tel que, pour l’originalité et pour la sévérité des déductions et des analyses, on n’avait pas vu le pareil depuis Aristote. De ces trois hommes, grâce à de beaux travaux, en tête desquels il faudra toujours placer ceux de M. Cousin et ceux de M. Wilm, le métaphysicien était jusqu’à présent en France le seul vraiment connu. Les, deux autres l’étaient et le sont généralement encore assez mal ou assez peu. M. Barni, dans la publication qu’il vient de faire, s’est chargé d’initier le public français à la lecture et à l’intelligence des œuvres du moraliste.

Nous disons à l’intelligence. Kant mériterait-il donc la réputation d’obscurité que quelques lecteurs superficiels ou peu instruits ont essayé de lui faire ? Nullement ; rien de plus net que sa pensée, et rien de plus précis que la forme qu’il lui donne. Seulement d’abord il n’est clair que de cette clarté savante, la seule qu’il soit possible au génie lui-même de répandre sur les sujets qu’il traite, et qui, il n’y a nul inconvénient à l’avouer, ne suffit pas aux esprits inattentifs. Ensuite Kant est admirable pour la vigueur avec laquelle il enchaîne ses idées et pour la sobriété avec laquelle il les exprime, nouvel obstacle qui s’oppose à ce que les métaphysiciens de profession eux-mêmes le lisent en courant. Enfin il s’est créé à lui-même une langue, ou comme on dit, une terminologie particulière très forte, très originale, très appropriée à la nature de ses recherches et dont il fait un merveilleux usage, mais qu’il faut commencer par étudier, si l’on veut la comprendre. De là de grandes difficultés à faire passer sans en altérer l’esprit les œuvres d’un pareil homme dans une langue étrangère. Le traduit-on littéralement : il demeure inintelligible au plus grand nombre, car combien parmi les lecteurs instruits eux-mêmes devineront à première vue ce qu’il veut dire quand il parle par exemple de l’amphibolie des concepts moraux de réflexion ? Au lieu d’une version littérale, essaie-t-on d’une paraphrase : alors toute son originalité disparaît, et toute sa force se perd.

M. Barni s’est tiré d’une manière heureuse de ce pas difficile : il a traduit d’abord Kant, et il l’a traduit, à notre gré du moins, avec une fidélité vraiment vivante et de texte et d’esprit ; mais, comprenant très bien qu’il fal-