Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/45

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mais heureusement l’oppression n’ayant pas réduit partout l’agriculteur à la servitude abjecte qui est sa misérable condition en Égypte, il a pu conserver ailleurs qu’aux bords du Nil son énergie native, tempérée, mais non détruite, par les habitudes d’une existence régulière. Ceci se remarque principalement dans la régence de Tripoli. Il est difficile de ne pas éprouver une certaine affection pour cette population laborieuse et morale de la Méchiah et du Sahel, qui unit, comme les digues enfans de nos campagnes de France, les qualités du soldat à celles de l’agriculteur, et chez laquelle les exceptions fâcheuses sont certainement bien plus rares qu’en Europe. J’ai beaucoup vécu parmi les populations musulmanes, où l’action de l’autorité est bien moins incessante que chez nous, quoique souvent dure et tyrannique. Or, en voyant combien les crimes, les délits, les moindres désordres même y sont peu fréquens, je me suis demandé ce qu’il adviendrait du plus innocent de nos cantons, si la police judiciaire cessait seulement huit jours de s’y faire sentir, et il m’a bien fallu reconnaître qu’il s’y commettrait plus d’actions coupables que dans une tribu arabe où la nullité de la police est à peu près l’état normal.

Il faut bien distinguer l’existence intérieure des Arabes des rapports souvent hostiles qu’ont entre eux les Arabes de diverses tribus ou de diverses bourgades. Sous ce dernier point de vue, ils en sont encore à ces haines de voisinage des temps de notre féodalité européenne, et dont on retrouve des traces même de nos jours. Les gouvernemens musulmans ne font rien pour les éteindre, parce qu’ils aiment mieux voir les tribus se battre entre elles que de s’unir contre eux. C’est le divide et impera, que la politique orientale a toujours si bien connu et pratiqué. Le but unique de cette politique est la soumission et surtout le tribut, qui en est le signe et la conséquence. Cela obtenu, elle ne s’occupe pas du reste, son affaire n’étant pas d’administrer. Voilà pourquoi en Orient les races dominatrices ont toujours laissé leur autonomie aux races vaincues. Dans ces contrées, on ne se fait aucune idée bien nette de cette chaîne sociale et gouvernementale qui réunit chez nous en un faisceau tous les membres de l’état, de telle sorte que c’est la société tout entière qui est en cause lorsqu’un crime est commis, et que c’est elle qui en poursuit la répression par l’organe d’agens spéciaux. Rien de tel dans le monde musulman : tout y est individuel dans la vie civile. Aussi, sans la forte constitution de la famille, sans le pouvoir du père et le respect dont il est entouré, la société serait sans lien; mais ce pouvoir de la famille est assez fort pour suppléer à tous les autres.

On a porté des jugemens bien contradictoires sur la famille musulmane. Tantôt on la compare à celle des patriarches, tantôt on en fait une sorte de lupanar où de jeunes femmes remplacent de temps