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rait devenir un autre Sébastopol, on affecta de considérer la perte immense qu’on venait de l’aire comme un incident ordinaire de la guerre où l’on était engagé, et non pas, si l’on peut s’exprimer ainsi, comme la perte même de la partie qu’on avait voulu jouer et de la gageure qu’on avait soutenue contre la politique occidentale. Enfin des mouvemens de troupes et des voyages princiers annoncèrent qu’on pousserait la guerre à outrance, et toute la diplomatie russe en Allemagne se lit l’écho d’un optimisme contre Lequel protestent les souffrances de la nation, le nombre énorme de soldats qui ont déjà succombé, la ruine du commerce, la dépopulation des provinces méridionales, les embarras extrêmes du trésor, le désespoir des propriétaires, et l’impossibilité chaque jour plus évidente de rétablir un prestige qui est détruit pour longtemps. Il n’y a pas un Russe éclairé qui ne le sache et ne le déplore au fond du cœur, et néanmoins il n’y en a pas un qui ose prendre le parti de la vérité contre l’illusion, pas un qui reconnaisse que son gouvernement a commis de grandes fautes, que la raison et la justice sont de notre côté, et que nous devons à la sécurité de l’Europe d’exiger des garanties sérieuses contre l’ambition qui la menaçait. C’est, nous en sommes convaincus, cette docilité de tous ses instrumens qui a précipité l’empereur Nicolas dans une entreprise aussi insensée que coupable. Personne autour de lui n’a manifesté un doute sur la sagesse de ses vues, personne n’a exprimé un scrupule sur la violence qu’il prétendait faire au sultan, personne enfin ne lui a dit qu’il se trompait en regardant comme impossible une alliance entre la France et l’Angleterre pour combattre des projets auxquels cependant il voyait bien, au moment même où il s’y obstinait, que l’Angleterre ne voulait pas s’associer. Il en est de même aujourd’hui, et il en a encore été de même pendant les conférences de Vienne, où la politique russe a cru avoir remporté un avantage signalé en refroidissant momentanément les rapports de l’Autriche avec ses alliés du 2 décembre. Mais cette disposition du caractère russe à ne pas discuter la volonté du souverain, à suivre et à servir sa passion, en même temps qu’elle fait retomber sur lui toute la responsabilité des maux qu’elle cause, lui permet aussi de détendre la situation quand il le veut, sans avoir à compter avec une opinion dont il est le seul arbitre. Qu’on ne dise donc pas que l’empereur Nicolas a été entraîné par un mouvement national, quand il a troublé la paix du monde ; sa nation l’a suivi sans doute, mais par habitude d’aveugle confiance, — et depuis qu’en jetant le gant aux puissances occidentales, il a remis en question les destinées de la Russie, il n’y a pas eu une occasion de faire la paix que lui et son successeur n’aient pu saisir sans le moindre danger pour leur popularité personnelle et pour la solidité intérieure de leur pouvoir.

Il ne faudrait cependant pas conclure de la sérénité affectés par les Russes qu’au fond leur gouvernement ne désire point la paix. Il est impossible au contraire qu’il ne regrette point d’avoir tant de lois repoussé des conditions d’arrangement aussi modérées que celles de Vienne, à qu’il ne renouât avec transport le fil des négociations qu’il a si imprudemment rompues, si l’orgueil qui l’a égaré ne se révoltait à L’idée de l’aire le premier pas. Aussi un de ses diplomates aux allures les plus dégagées « lisait-il après La prise de Sébastopol : « Nous sommes muets, mais nous ne sommes pas sourds. » Et il