Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/437

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sur le territoire de la péninsule ; les autres sont des nomades, hordes de pillards et de féroces bandits que la porte a été jusqu’ici impuissante à soumettre ou à réprimer, et qui sont le fléau et la terreur des populations agricoles. Ces nomades, désignés sous le nom générique, mais assez confus de Kurdes, sont répandus dans le vaste pachalik de Sivas, et transportent leurs tentes des plateaux de Bozok, où ils ont leur campement d’hiver, à l’Ouzounyaïla, vers l’est, qui leur sert « le séjour d’été. Les (haines qui se prolongent du nord-est au sud-ouest de Sivas[1], un peu au-dessous les gorges de l’Anti-Taurus et du Taurus oriental (Ghiaour-Dagh), sont le repaire de tribus turkomanes et d’Arméniens[2], sous la domination de deux chefs redoutés, Katherdji-Oglou et Moustik-Bey, qui, retranchés dans leurs montagnes, bravent impunément l’autorité du pacha d’Adana. Aucun voyageur européen ne saurait y pénétrer, sans s’exposer à être considéré et traité comme un espion des musulmans, et la lacune qui existe sur les cartes les plus récentes et les plus complètes de l’Asie-Mineure, celles de MM.  Kiepert, de Berlin, et Tchihatchef, dans les parages de la Cilicie et de la Cataonie avoisinant les cours supérieurs du Seyhoun (Sarus) et du Djeyhoun (Pyramus), prouve

  1. On peut voir les détails curieux que M. de Tchihatchef a donnés sur ces nomades et sur leur attitude vis-à-vis du gouvernement ottoman dans le travail qu’a publié la Revue, livraisons du 15 mai et 1er  juin 1850.
  2. Ces Arméniens indépendant sont un reste des anciennes populations du royaume de la Petite-Arménie, qui troussait au temps des croisades et fut détruit par l’un des sultans mamelouks d’Egypte, Melek-el-Aschraf, en 1375. Tandis que le dernier des souverains de ce royaume, Léon de Lusignan, était emmené prisonnier au Caire, d’où il se réfugia, après quelques années de captivité, à la cour de Jean Ier, roi de Castille, et auprès de Charles VI, roi de France, ceux de ses sujets qui purent échapper au glaive des Égyptiens se sauvèrent dans les retraites inaccessibles du Taurus. Quoique chrétiens et vivant dans des villages séparés du campement des Turkomans, ils ne le cèdent en rien à ces derniers pour la férocité et la barbarie. On rapporte que la plupart de leurs prêtres la messe ayant leur fusil chargé à côté d’eux, et si quelque Turk vient à passer dans le voisinage, ils quittent aussitôt l’autel pour lui courir sus. Ce qui rend ce fait très croyable, c’est qu’il n’est pas nouveau dans l’histoire de ce pays. On lit dans les chroniqueurs byzantins que, sous l’empereur Nicéphore-Phocas (963-969), les Sarrasins ayant envahi une bourgade de la Cilicie, le curé du lieu, nommé Themel, qui en ce moment célébrait les saints mystères, descendit brusquement de l’autel au bruit qu’il entendait, et, sans déposer ses vêtemens sacerdotaux, s’arma du marteau qui servait de cloche dans plusieurs églises d’Orient, alla fondre sur les ennemis, blessa, fracassa, assomma tout ce qu’il rencontra, et mit les autres en fuite. Quoiqu’il eût délivré son pays de l’invasion des infidèles, le curé Themel fut censuré et interdit par son évêque ; de dépit il se retira chez les Sarrasins et embrassa la religion de Mahomet. Un de ces Arméniens montagnards faisait un jour très dévotement sa confession ; après avoir débité la kyrielle de ses peccadilles quotidiennes, se résumant en deux mots, piller et tuer, il s’arrête tout court, comme accablé par le souvenir d’une faute si énorme, qu’il n’osait en faire l’aveu. Pressé vivement par le prêtre de décharger sa conscience, il finit par lui dire qu’il lui était arrivé une fois, le mercredi, d’assaisonner ses légumes avec de l’huile ! Il faut savoir en effet que, dans l’église arménienne, l’usage non-seulement de la viande, mais encore du poisson, de l’huile, du vin et de tous les objets de laitage, est défendu le mercredi et le vendredi, qui sont les deux jours d’abstinence de la semaine.