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Depuis cette époque, chaque année a vu se manifester un peu d’agitation parmi les Arabes de Tripoli; mais il n’en était résulté jusqu’à présent rien de bien grave, car il leur manquait un centre autour duquel ils pussent se rallier. La famille d’Abd-el-Djelil était éteinte ou dispersée, et quoiqu’il y eût encore dans le pays deux membres mulâtres de la famille des Caramanli, c’étaient des gens paisibles qui ne se mêlaient de rien. Cette année cependant le chef qui manquait aux Arabes dans leurs révoltes vient de leur être donné : Gumma, échappé de Trébizonde, lieu de son exil, a reparu dans la Tripolitaine. Aussi l’insurrection qui a éclaté il y a bien peu de temps est-elle plus redoutable qu’aucune de celles qui l’ont précédée. Les Turcs ont d’abord éprouvé quelques pertes, mais des renforts leur arrivent malgré la formidable lutte où la Porte-Ottomane se trouve engagée ailleurs. On peut donc prévoir que l’ancienne régence de Tripoli restera une province turque. C’est dans cette nouvelle phase de son existence, c’est-à-dire dans sa situation actuelle, qu’il nous reste à l’observer.


III. — TRIPOLI SOUS L’ADMINISTRATION TURQUE. — POPULATION ET MOEURS. — RELATIONS AVEC L’AFRIQUE CENTRALE.

Depuis que les Turcs sont maîtres de la Tripolitaine, ils y ont graduellement introduit le système administratif qu’ils cherchent à faire prévaloir dans tout leur empire. On connaît ce régime, trop uniforme dans son application pour bien se prêter aux besoins de tant de races et de peuples divers qui forment le vaste ensemble qu’on appelle l’empire ottoman. Une réforme, il est vrai, s’est opérée en Turquie; mais les effets en sont encore très peu appréciables. Il faut reconnaître cependant que deux avantages incontestables en sont résultés. D’abord les pachas, étant dépouillés du terrible droit de vie et de mort, ne font plus de leur vestibule une espèce de charnier de victimes humaines, comme cela se voyait trop souvent autrefois; puis la division des pouvoirs rend plus difficiles les révoltes des gouverneurs de province, si fréquentes dans d’autres temps et dont on n’entend plus parler dans celui-ci. On ne peut accueillir le premier de ces résultats qu’avec une satisfaction complète[1]. Quant au

  1. À ce propos, il y a cependant quelques observations à faire. Il est sans doute très convenable de pousser aussi loin que possible le respect pour la vie humaine; mais ce serait mal l’entendre que de compromettre l’existence des gens paisibles par des scrupules hors de saison envers les brigands. Or je crois qu’on est un peu tombé dans cet excès en ne laissant exécuter aucune sentence capitale sans le consentement du souverain lui-même. Il y a certainement des cas (ou l’a vu récemment à Smyrne) où une justice prompte et inexorable est nécessaire. Au reste, le système adopté pour l’administration de la justice, appliqué en ce moment à la Tripolitaine, y est assez en harmonie avec le caractère doux des habitans. Il est à remarquer que dans tout le nord de l’Afrique, la férocité des mœurs et le fanatisme vont sans cesse en s’affaiblissant depuis le Maroc jusqu’à l’Egypte. Les Arabes de la Tripolitaine sont vraiment les meilleures gens du monde, quoique n’ayant pas la mollesse des fellahs d’Egypte et se montrant même braves et résolus. Ils ont assez généralement des principes de probité qui se démentent rarement. Je puis en donner un exemple assez frappant. Un capitaine marchand européen, qui voyageait pour son compte dans un moment où il espérait réaliser de gros bénéfices en transportant; dans un délai déterminé, un chargement de blé à je ne sais plus quel port, arriva à Bengazi avec les valeurs nécessaires, et malheureusement ne trouva plus un grain de blé disponible. Il s’en montrait fort contrarié, lorsque quelques Arabes lui promirent, s’il voulait leur confier son argent, de lui rapporter à jour fixe les céréales dont il avait besoin. L’affaire était scabreuse, car ces Arabes appartenaient à des tribus de l’intérieur et pouvaient disparaître avec l’argent sans qu’il y eût la moindre chance de les rattraper jamais. Néanmoins le capitaine eut confiance en eux et fit le marché; mais ils avaient à peine quitté Bengazi, qu’il s’en repentit. Il passa fort tristement les dix jours que ces hommes avaient demandés pour faire leur opération. La dernière nuit étant venue sans qu’il eût vu rien paraître, il se coucha plus tristement encore dans un logement qu’il occupait en ville. Il n’avait pas fermé les yeux, lorsqu’un peu avant minuit il entendit dans la rue un grand bruit de mulets et de chameaux : c’était son blé que les Arabes lui apportaient en s’excusant d’arriver si tard. On conçoit avec quelle cordialité furent reçus ces braves gens, à qui notre homme se garda bien de parler de ses soupçons injurieux.