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voyait plus en lui qu’un vaniteux méchant, passionné pour le mal, un trouble-chrétiens, un porte-guignon. Si quelque malheur survenait aux moissons, aux fruitiers, aux vignes, pour les sécheresses comme pour les gelées, les grêles, les orages, on accusait le Mitamat ; le Mitamat avait jeté un sort sur les terres. Sans ce grand respect qu’inspirait la Damiane, l’animosité populaire aurait été très loin contre le Mitamat et contre toute sa famille ; Espérit lui-même était très mal vu pour sa fidélité au Sendric.

Marcel désarmait toutes ces inimitiés ; au village comme dans la famille, il était aimé ; on avait foi en lui ; il ramenait la joie et la confiance dans cette maison désolée des Sendric ; il était l’espérance ; il portait en lui les dons heureux, la chance nouvelle, et comme une grâce de jeunesse, un charme, une bonne fortune qui conjurait les destins contraires ; il avait une étoile. D’un mouvement naturel, tous les cœurs venaient à lui. Personne dans Seyanne qui ne prît l’intérêt le plus vif aux études de Marcel. Comment dire leur bon vouloir à tous, leur amitié fraternelle ? Si on les eût laissés faire, ils se seraient distribué entre eux tout l’ouvrage de la boulangerie. Un matin, comme Marcel allait au labour avec son bœuf, il trouva la terre toute remuée de frais ; les sillons ouverts fumaient au soleil. Pendant la nuit, les garçons du voisinage étaient venus défoncer ce champ au clair de lune ; les pierres et les herbes étaient empilées au bord du fossé. Le bœuf s’étant mis à brouter sur ces tas : — Voilà son travail pour aujourd’hui, dit un berger qui ramenait les charrues. Sendriquet, retourne à tes livres, ton Bannarut se fait vieux, laisse-lui sa franche journée dans ces herbages.

Au bois, à l’aire, dans la cour, au moulin, dès qu’il était chargé de travail, les plus malotrus du village s’empressaient de lui venir en aide. Il y en avait qui lui arrachaient violemment la hache ou la pelle des mains, et qui de force se mettaient à sa besogne ; d’autres lui faisaient craquer les poignets et les retenaient dans leurs doigts serrés comme des étaux : — Sendriquet, tire-toi de là avec tes mains blanches ! — Et d’autres, en montrant leurs bras nus : — Touche ce nerf, dur comme pierre ! — Ou bien encore : — Notre Marcel, renverse donc comme moi cette charrette d’un coup d’épaule ! c’est plus lourd que tes livres ! — Vois comme je te charge tes sacs ! Il faut les monter jusqu’au grenier en battant des entrechats. Eh ! l’ami, ce n’est pas une plume !

Ces défis, ces bravades d’hercules n’avaient rien de méprisant, loin de là. Sous des formes grossières, c’était un sincère hommage rendu au travail de l’esprit. Ces souleveurs de quintaux, ces fanfarons des chantiers et des carrières qui portaient des blocs à bras tendu et qui jonglaient avec des solives et des échelles, tous ces