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compris qu’il y avait là quelque chose à respecter. Elle n’avait rappelé Marcel qu’à la dernière extrémité. La tante Laurence, toujours mécontente, murmurait dans son coin que c’était un grand crime d’avoir retiré Marcel des écoles, qu’il aurait mieux valu vendre le four et le champ. La tante Laurence était tout à fait ralliée aux mécaniques, elle en donnait de très singulières explications toutes les fois qu’elle réunissait sa société, et si quelques commères s’étaient avisées de rire de la mathématique devant la tante Laurence, tante Laurence aurait cassé sa quenouille sur la tête des frondeuses. Tante Laurence n’avait pour Marcel que des tendresses, et le gros de ses humeurs retombait sur Damianet, qui commençait à se faire grand et mutin. Elle, si économe, si avare, elle trouvait qu’on n’en faisait jamais assez pour Marcel, et, chose inouïe à Seyanne, elle parlait d’envoyer tous les jours à la boucherie ou chez le marchand de morue ; pour son neveu, elle aurait ruiné la maison. À table, elle lui servait des plats choisis préparés pour lui seul, et prenant des airs dégoûtés : — Tire-toi de là ! disait-elle ; Marcel, cela ne vaut rien pour nous : tante Laurence, tante Laurence se fait bien difficile ; mais à ton âge il faut être dur pour soi, on mangerait des cailloux. — Les premiers jours, il n’avait rien dit dans la crainte de l’offenser, et la tante riait sous cape, convaincue qu’il ne se doutait de rien ; mais bientôt on comprit qu’il était très décidé à se contenter du maigre ordinaire de la famille. Alors il fallut inventer toute sorte de ruses pour lui faire accepter malgré lui quelque bien-être, sans qu’il s’aperçût des grandes privations qu’on s’imposait. Ainsi l’on changeait l’heure des repas en commun sans avertir Marcel, afin qu’il pût être servi à part comme par mégarde, et la tante, l’appelant à l’improviste, lui criait : — Marcel, Marcel, descends donc, arrive ! Nous avons fini. Voilà le restant de notre diner ; tant pis pour toi. Pourquoi es-tu en retard ? nous avons pris le meilleur ; aux derniers, les dents longues ! — C’étaient tous les jours mensonges de cette force, et si Marcel, devinant la ruse, se levait de table sans vouloir toucher à ce dîner réservé, tante Laurence feignait de se méprendre sur la cause de ce refus, elle jouait l’indignation. — Ah ! tu nous méprises, disait-elle ; tu ne veux pas de nos restes ! Oh ! mange donc, ou je croirais que tu veux me faire un affront.

On avait disposé à l’usage de Marcel la seule pièce un peu habitable qu’il y eût dans la maison : c’était une petite chambre tout à fait isolée, au premier étage d’une vieille tour du rempart, et qu’on avait blanchie à neuf, parquetée, décorée avec soin, garnie de fleurs, ornée à grands frais. Tout le luxe de cette pauvre maison était là, et quel luxe ! Quelques vieux meubles rongés des vers, mais bien vernis, bien cirés, et qu’on avait retirés des autres pièces. La tante, la